đŻ Pourquoi Mai 68 est-il emblĂ©matique en histoire ?
LâĂ©vĂ©nement Mai 68 constitue une rupture fondamentale dans lâhistoire de la France contemporaine, marquant la fin symbolique dâune sociĂ©tĂ© traditionnelle et autoritaire. Ce mouvement, qui a dĂ©butĂ© par une simple agitation Ă©tudiante Ă Nanterre, sâest transformĂ© en une crise sociale majeure paralysant tout le pays avec plus de 10 millions de grĂ©vistes. Au-delĂ des images iconiques de barricades au Quartier latin, cette pĂ©riode reprĂ©sente un moment unique de convergence entre la jeunesse scolarisĂ©e et le monde ouvrier. Câest une sĂ©quence clĂ© pour comprendre lâĂ©volution des mĆurs et la modernisation politique de la Ve RĂ©publique.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đ§ Une France qui sâennuie : le contexte explosif
- đ De Nanterre Ă la Sorbonne : lâĂ©tincelle Ă©tudiante
- đ„ La nuit des barricades et lâembrasement social
- âïž La France Ă lâarrĂȘt : la plus grande grĂšve de lâhistoire
- đïž Le pouvoir vacille : de Grenelle Ă Baden-Baden
- đ LâhĂ©ritage et les mutations de la sociĂ©tĂ© française
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour bien comprendre le contexte de ce thĂšme.
đ§ Une France qui sâennuie : le contexte explosif
đ Le paradoxe des Trente Glorieuses
Pour comprendre lâexplosion de Mai 68, il est indispensable de se plonger dans la rĂ©alitĂ© de la France de la fin des annĂ©es 1960. En apparence, le pays se porte bien : il est au sommet des Trente Glorieuses, cette pĂ©riode de croissance Ă©conomique ininterrompue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le chĂŽmage est quasi inexistant (moins de 500 000 chĂŽmeurs), le pouvoir dâachat augmente rĂ©guliĂšrement et la sociĂ©tĂ© de consommation sâinstalle dans les foyers avec la gĂ©nĂ©ralisation de la tĂ©lĂ©vision, de lâautomobile et de lâĂ©lectromĂ©nager. Pourtant, derriĂšre cette façade de prospĂ©ritĂ© matĂ©rielle, un malaise profond sâinstalle, notamment chez les plus jeunes qui ne se reconnaissent pas dans ce modĂšle purement matĂ©rialiste.
Le cĂ©lĂšbre Ă©ditorialiste du journal Le Monde, Pierre Viansson-PontĂ©, Ă©crit en mars 1968 un article prĂ©monitoire intitulĂ© « Quand la France sâennuie ». Il y dĂ©crit une nation anesthĂ©siĂ©e par le confort et la stabilitĂ© politique du rĂ©gime gaulliste, alors que le reste du monde est en Ă©bullition. En effet, la jeunesse française observe avec passion les mouvements internationaux : la guerre du Vietnam qui mobilise les consciences contre lâimpĂ©rialisme amĂ©ricain, la RĂ©volution culturelle en Chine (souvent idĂ©alisĂ©e Ă l’Ă©poque), ou encore le Printemps de Prague qui tente de libĂ©raliser le communisme Ă lâEst. Ce dĂ©calage entre une France perçue comme figĂ©e et un monde en mouvement crĂ©e une tension latente prĂȘte Ă exploser.
De plus, le rĂ©gime politique incarnĂ© par le gĂ©nĂ©ral Charles de Gaulle, au pouvoir depuis 1958, commence Ă montrer des signes dâusure. Pour une grande partie de la jeunesse nĂ©e aprĂšs la guerre (la gĂ©nĂ©ration du baby-boom), la figure du GĂ©nĂ©ral, hĂ©ros de la LibĂ©ration, apparaĂźt dĂ©sormais comme celle dâun grand-pĂšre autoritaire et dĂ©connectĂ© des aspirations modernes. Le style de gouvernement est vertical, la tĂ©lĂ©vision publique (lâORTF) est Ă©troitement contrĂŽlĂ©e par le ministĂšre de lâInformation, et la sociĂ©tĂ© reste imprĂ©gnĂ©e dâun conservatisme moral rigide qui pĂšse lourdement sur les relations sociales et familiales.
đ Une universitĂ© inadaptĂ©e Ă la dĂ©mographie
Le facteur dĂ©mographique joue un rĂŽle dĂ©terminant dans le dĂ©clenchement de la crise. La France subit de plein fouet lâarrivĂ©e Ă lâĂąge adulte des enfants du baby-boom. Les effectifs Ă©tudiants explosent : ils passent de 200 000 en 1960 Ă plus de 500 000 en 1968. Or, les structures universitaires nâont pas suivi cette croissance exponentielle. Les amphithéùtres sont bondĂ©s, les conditions dâĂ©tudes se dĂ©gradent, et les relations entre professeurs et Ă©tudiants restent marquĂ©es par un mandarinat archaĂŻque oĂč la parole du maĂźtre ne peut ĂȘtre contestĂ©e.
Cette massification scolaire sâaccompagne dâune inquiĂ©tude nouvelle concernant les dĂ©bouchĂ©s professionnels. Pour la premiĂšre fois, lâobtention dâun diplĂŽme universitaire ne garantit plus automatiquement lâaccĂšs Ă un poste de cadre supĂ©rieur, crĂ©ant une angoisse latente sur le dĂ©classement social. Par ailleurs, la jeunesse Ă©tudiante de 1968 est plus politisĂ©e que les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes. Elle lit Marx, Freud, Sartre ou Marcuse, et dĂ©veloppe une critique radicale de la « sociĂ©tĂ© de consommation » et du capitalisme, qu’elle juge aliĂ©nants. Les groupes d’extrĂȘme gauche (trotskistes, maoĂŻstes, anarchistes) sont trĂšs actifs dans les facultĂ©s, bien que minoritaires, et prĂ©parent le terrain idĂ©ologique de la rĂ©volte.
Enfin, la question de la mixitĂ© et de la libertĂ© sexuelle est un catalyseur puissant de la colĂšre Ă©tudiante. Dans les citĂ©s universitaires, comme Ă Nanterre ou Ă Antony, les rĂšglements intĂ©rieurs sont stricts : les garçons nâont pas le droit dâaccĂ©der aux bĂątiments des filles. Cette sĂ©grĂ©gation est vĂ©cue comme une infantilisation insupportable par des jeunes majeurs (la majoritĂ© est alors Ă 21 ans) qui aspirent Ă vivre leur sexualitĂ© librement. Cette revendication, qui peut sembler anecdotique aujourd’hui, est en rĂ©alitĂ© le point de dĂ©part concret de la contestation Ă Nanterre, transformant une frustration privĂ©e en un problĂšme politique public.
đ De Nanterre Ă la Sorbonne : lâĂ©tincelle Ă©tudiante
đ Le Mouvement du 22 mars
Tout commence vĂ©ritablement Ă la facultĂ© de Nanterre, situĂ©e dans la banlieue ouest de Paris. Ce campus moderne, construit au milieu des bidonvilles oĂč logent les travailleurs immigrĂ©s, devient le laboratoire de la contestation. Loin des fastes du Quartier latin, Nanterre est un lieu sans Ăąme oĂč lâennui et la radicalitĂ© politique fermentent. Le 22 mars 1968, Ă la suite de l’arrestation d’un Ă©tudiant lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, un groupe d’Ă©tudiants occupe la tour administrative de la facultĂ©. C’est la naissance du « Mouvement du 22 mars ».
Ce mouvement est hĂ©tĂ©roclite, regroupant des anarchistes, des situationnistes et divers militants d’extrĂȘme gauche. Une figure Ă©merge rapidement grĂące Ă son charisme et son sens de la formule : Daniel Cohn-Bendit. SurnommĂ© « Dany le Rouge » (autant pour la couleur de ses cheveux que pour ses idĂ©es politiques), cet Ă©tudiant en sociologie de nationalitĂ© allemande incarne l’irrĂ©vĂ©rence face Ă l’autoritĂ©. Il n’hĂ©site pas Ă interpeller le ministre de la Jeunesse, François Missoffe, lors de l’inauguration d’une piscine, pour lui parler de la misĂšre sexuelle des Ă©tudiants, une scĂšne qui illustre parfaitement le fossĂ© entre les gĂ©nĂ©rations.
Lâagitation Ă Nanterre devient chronique tout au long du mois d’avril. Les cours sont perturbĂ©s, des journĂ©es de dĂ©bats sont organisĂ©es, et l’autoritĂ© du doyen Grappin est constamment bafouĂ©e. Face Ă cette situation qu’il juge incontrĂŽlable, le doyen prend une dĂ©cision lourde de consĂ©quences : il dĂ©cide de fermer la facultĂ© de Nanterre le 2 mai 1968. Cette fermeture, censĂ©e Ă©teindre l’incendie, ne fait que dĂ©placer le foyer de la rĂ©volte vers le cĆur historique de Paris : la Sorbonne.
đ Lâoccupation de la Sorbonne et la rĂ©pression
Le lendemain, 3 mai 1968, les Ă©tudiants de Nanterre, privĂ©s de leur campus, convergent vers la cour de la Sorbonne pour un meeting de protestation. Ils sont rejoints par des militants parisiens. L’ambiance est tendue, et des rumeurs d’attaque par le groupe d’extrĂȘme droite Occident circulent. Inquiet, le recteur de l’acadĂ©mie de Paris, Jean Roche, demande l’intervention des forces de police pour Ă©vacuer la cour. C’est un Ă©vĂ©nement historique : la police n’avait jamais pĂ©nĂ©trĂ© dans la Sorbonne depuis des siĂšcles, violant ainsi la traditionnelle franchise universitaire.
L’Ă©vacuation se passe mal. Les Ă©tudiants sont embarquĂ©s dans des paniers Ă salade sous les yeux de la foule qui commence Ă s’amasser boulevard Saint-Michel. SpontanĂ©ment, des passants et d’autres Ă©tudiants s’interposent. Les premiers projectiles volent, les premiers pavĂ©s sont descellĂ©s. La police rĂ©plique brutalement Ă coups de matraques et de grenades lacrymogĂšnes. Au soir du 3 mai, on compte des centaines d’arrestations et de blessĂ©s. L’engrenage de la violence est enclenchĂ©. Au lieu de calmer le jeu, le gouvernement ferme la Sorbonne, ce qui jette des milliers d’Ă©tudiants dans la rue.
La semaine qui suit, du 4 au 10 mai, est marquĂ©e par une escalade quotidienne. L’UNEF (syndicat Ă©tudiant) et le SNESup (syndicat des enseignants du supĂ©rieur) appellent Ă la grĂšve illimitĂ©e. Leurs revendications sont simples : rĂ©ouverture de la Sorbonne, libĂ©ration des camarades emprisonnĂ©s et retrait des forces de police du Quartier latin. Le gouvernement de Georges Pompidou (alors en voyage en Afghanistan) et les ministres restĂ©s Ă Paris adoptent une ligne de fermetĂ©, qualifiant les manifestants de « poignĂ©e d’agitĂ©s ». Cette incomprĂ©hension totale de la situation radicalise le mouvement et lui attire la sympathie de l’opinion publique parisienne, choquĂ©e par la brutalitĂ© des CRS.
đ„ La nuit des barricades et lâembrasement social
đ Le tournant du 10 mai 1968
La tension atteint son paroxysme dans la nuit du 10 au 11 mai 1968, restĂ©e dans l’histoire comme la « nuit des barricades ». Ce soir-lĂ , des dizaines de milliers d’Ă©tudiants, lycĂ©ens et jeunes travailleurs occupent le Quartier latin. Face au blocage des forces de l’ordre qui encerclent le quartier, les manifestants dĂ©cident de se fortifier. Avec une efficacitĂ© redoutable, ils Ă©rigent des dizaines de barricades en arrachant les pavĂ©s, en renversant des voitures, et en utilisant du matĂ©riel de chantier. La rue Gay-Lussac devient l’Ă©picentre d’une vĂ©ritable scĂšne de guĂ©rilla urbaine.
Ce qui frappe les observateurs, c’est l’atmosphĂšre surrĂ©aliste qui rĂšgne sur les barricades. Il ne s’agit pas seulement d’affrontement, mais aussi d’une libĂ©ration de la parole. On discute, on fraternise, on refait le monde en attendant l’assaut. Les riverains apportent de l’eau et de la nourriture aux insurgĂ©s, signe que la solidaritĂ© joue en faveur des Ă©tudiants. Ă 2h15 du matin, l’ordre d’assaut est donnĂ© par le ministre de l’IntĂ©rieur. Les affrontements sont d’une violence inouĂŻe : gaz lacrymogĂšnes, grenades offensives, charges violentes contre jets de pavĂ©s et cocktails Molotov.
La bataille dure jusqu’Ă l’aube. Le bilan est lourd : prĂšs de 400 blessĂ©s graves, des centaines de voitures brĂ»lĂ©es, et un paysage de dĂ©solation au matin du 11 mai. Cependant, la victoire politique est du cĂŽtĂ© des Ă©tudiants. GrĂące Ă la radio (notamment Europe 1 et RTL) qui a retransmis les Ă©vĂ©nements en direct toute la nuit, la France entiĂšre a suivi la rĂ©pression. L’Ă©motion est immense. Le gouvernement apparaĂźt comme brutal et incompĂ©tent. Les syndicats ouvriers (CGT, CFDT) et les partis de gauche, qui regardaient jusqu’alors le mouvement Ă©tudiant avec mĂ©fiance, ne peuvent plus rester passifs face Ă une telle rĂ©pression policiĂšre.
đ La jonction avec le monde ouvrier
La nuit des barricades force la main aux grandes centrales syndicales. Pour canaliser la colĂšre et ne pas se laisser dĂ©border par leur base, la CGT (proche du Parti communiste) et la CFDT appellent Ă une journĂ©e de grĂšve gĂ©nĂ©rale et de manifestation pour le 13 mai 1968. C’est un tournant dĂ©cisif : la crise cesse d’ĂȘtre uniquement Ă©tudiante pour devenir sociale et politique. C’est le moment de la jonction, bien que fragile, entre les intellectuels et les travailleurs, un rĂȘve rĂ©volutionnaire qui semble prendre corps.
Le 13 mai, une marĂ©e humaine dĂ©ferle dans les rues de Paris. On compte prĂšs d’un million de manifestants (chiffre Ă©norme pour l’Ă©poque). En tĂȘte de cortĂšge, Ă©tudiants et syndicalistes dĂ©filent ensemble aux cris de « Dix ans, ça suffit ! » (visant de Gaulle) ou « Ătudiants, ouvriers, solidaires ». Câest une dĂ©monstration de force impressionnante. Le Premier ministre Georges Pompidou, rentrĂ© d’urgence, joue l’apaisement : il annonce la rĂ©ouverture de la Sorbonne et la libĂ©ration des Ă©tudiants arrĂȘtĂ©s. Mais il est trop tard. Le couvercle de la cocotte-minute a sautĂ©, et la concession est perçue comme un aveu de faiblesse.
Au lieu de s’arrĂȘter aprĂšs cette journĂ©e d’action, le mouvement s’Ă©tend spontanĂ©ment. DĂšs le 14 mai, les ouvriers de l’usine Sud-Aviation Ă Nantes dĂ©cident de ne pas reprendre le travail et sĂ©questrent leur direction. Le lendemain, le mouvement gagne les usines Renault Ă ClĂ©on et Flins, puis Ă Boulogne-Billancourt, la forteresse ouvriĂšre historique. C’est le dĂ©but de la « grĂšve sauvage », dĂ©clenchĂ©e par la base, souvent contre l’avis des directions syndicales qui tentent de courir aprĂšs le mouvement pour le reprendre en main. En quelques jours, la contagion gagne tous les secteurs d’activitĂ©.
âïž La France Ă lâarrĂȘt : la plus grande grĂšve de lâhistoire
đ Un pays paralysĂ© et en effervescence
Ă partir du 20 mai, la France est littĂ©ralement Ă l’arrĂȘt. C’est la plus grande grĂšve gĂ©nĂ©rale de l’histoire de France, surpassant largement celle du Front populaire en 1936. On estime qu’il y a entre 7 et 10 millions de grĂ©vistes. Aucun secteur n’est Ă©pargnĂ© : l’industrie, les transports (SNCF, RATP), la poste, les Ă©coles, les administrations, mais aussi les grands magasins, les artistes, les footballeurs et mĂȘme les journalistes de l’ORTF qui rĂ©clament l’indĂ©pendance de l’information. L’essence commence Ă manquer, les poubelles ne sont plus ramassĂ©es, et la vie quotidienne est totalement bouleversĂ©e.
Dans les usines occupĂ©es, comme Ă la Sorbonne ou au théùtre de l’OdĂ©on (occupĂ© par les artistes), une vie nouvelle s’organise. On hisse le drapeau rouge, on organise des bals, des concerts, et surtout des dĂ©bats interminables. La parole se libĂšre totalement. Les ouvriers ne rĂ©clament pas seulement des hausses de salaire (« du pain »), mais aussi de la dignitĂ©, de la reconnaissance et un changement des rapports hiĂ©rarchiques (« des roses »). On remet en cause le taylorisme, les cadences infernales et l’autoritarisme des « petits chefs ». C’est une grĂšve festive, marquĂ©e par un immense espoir de changement social radical.
Pour approfondir la dynamique de ces mouvements, tu peux consulter lâarticle sur les grandes rĂ©voltes populaires dans l’histoire, qui montre comment Mai 68 s’inscrit dans une longue tradition de contestation française. Cependant, Mai 68 se distingue par son caractĂšre interclassiste. Des cadres, des ingĂ©nieurs et des techniciens rejoignent le mouvement, ce qui est inĂ©dit. Ils rĂ©clament eux aussi une participation aux dĂ©cisions de l’entreprise. C’est l’Ă©poque oĂč l’on commence Ă parler d’« autogestion », un concept portĂ© notamment par la CFDT, qui propose que les travailleurs dirigent eux-mĂȘmes leurs outils de production.
đ La difficultĂ© du dialogue social
Face Ă cette paralysie, le gouvernement est dĂ©semparĂ©. Le pouvoir semble vacant. De Gaulle, silencieux et apparemment dĂ©passĂ©, laisse son Premier ministre Georges Pompidou gĂ©rer la crise au quotidien. Pompidou comprend qu’il faut nĂ©gocier vite et fort pour sĂ©parer la masse des travailleurs des Ă©tudiants rĂ©volutionnaires. Il ouvre des nĂ©gociations au ministĂšre des Affaires sociales, rue de Grenelle, avec les syndicats et le patronat le 25 mai.
Ces nĂ©gociations, qui durent plus de 30 heures d’affilĂ©e, sont d’une intensitĂ© rare. Le jeune Jacques Chirac, alors secrĂ©taire d’Ătat, joue un rĂŽle clĂ© d’intermĂ©diaire secret, allant chercher les leaders syndicaux (comme Henri Krasucki de la CGT) pour prĂ©parer le terrain. Le patronat, effrayĂ© par la tournure rĂ©volutionnaire des Ă©vĂ©nements, est prĂȘt Ă lĂącher beaucoup pour que l’ordre revienne et que les usines soient libĂ©rĂ©es. La peur d’une insurrection communiste est rĂ©elle chez les Ă©lites Ă©conomiques.
Ces discussions aboutissent au projet des « accords de Grenelle ». Le gouvernement met sur la table des augmentations massives : +35 % pour le SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti) et +10 % en moyenne pour les salaires rĂ©els. C’est considĂ©rable. Les syndicats obtiennent aussi la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise, une vieille revendication. Georges SĂ©guy, le leader de la CGT, pense avoir remportĂ© une victoire historique et part prĂ©senter ces rĂ©sultats aux ouvriers de Renault-Billancourt le 27 mai au matin.
đïž Le pouvoir vacille : de Grenelle Ă Baden-Baden
đ Le rejet de Grenelle et le vide politique
Le 27 mai 1968 marque un nouveau coup de théùtre. Lorsque Georges SĂ©guy prĂ©sente les accords de Grenelle aux ouvriers de Billancourt, il se fait huer. La base refuse de reprendre le travail. « Ne signez pas ! » crient les ouvriers. Ils estiment que le compte n’y est pas : ils veulent plus que de l’argent, ils veulent le dĂ©part de De Gaulle et un changement de rĂ©gime. Ce rejet spectaculaire par la forteresse ouvriĂšre emblĂ©matique stupĂ©fie le gouvernement et les syndicats. La grĂšve continue, et la crise devient alors ouvertement politique.
Le rĂ©gime semble Ă l’agonie. Une grande manifestation organisĂ©e par la gauche non-communiste au stade CharlĂ©ty rassemble l’opposition politique (MendĂšs France, PSU, CFDT) qui tente de proposer une alternative. De son cĂŽtĂ©, François Mitterrand, leader de la gauche, tient une confĂ©rence de presse oĂč il se dĂ©clare prĂȘt Ă prendre le pouvoir en cas de vacance prĂ©sidentielle. L’atmosphĂšre est insurrectionnelle. Au sommet de l’Ătat, on brĂ»le des archives, craignant que les rĂ©volutionnaires ne prennent l’ĂlysĂ©e.
Le 29 mai 1968, la tension atteint son zĂ©nith : le gĂ©nĂ©ral de Gaulle disparaĂźt. Il quitte l’ĂlysĂ©e en hĂ©licoptĂšre sans prĂ©venir son Premier ministre. Pendant plusieurs heures, la France ignore oĂč est son prĂ©sident. On pense Ă une dĂ©mission, voire Ă une fuite Ă l’Ă©tranger. En rĂ©alitĂ©, de Gaulle s’est rendu Ă Baden-Baden, en Allemagne, au QG des forces françaises, pour consulter le gĂ©nĂ©ral Massu. Il cherche Ă s’assurer de la fidĂ©litĂ© de l’armĂ©e en cas de guerre civile. RassurĂ© par Massu qui lui remonte le moral (« De Gaulle n’est pas foutu ! »), le GĂ©nĂ©ral dĂ©cide de rentrer Ă Paris et de contre-attaquer.
đ Le retour de lâordre et la vague gaulliste
Le 30 mai 1968, de Gaulle rĂ©apparaĂźt. Il prononce Ă la radio une allocution ferme et brĂšve (moins de 5 minutes). Le ton a changĂ© : fini l’hĂ©sitation. Il annonce qu’il ne dĂ©missionnera pas, il dissout l’AssemblĂ©e nationale et appelle aux Ă©lections lĂ©gislatives. Il appelle surtout Ă l’organisation de l’action civique pour dĂ©fendre la RĂ©publique face Ă la « chie-en-lit » et Ă la menace du « totalitarisme communiste ». C’est un coup de poker magistral qui dramatise l’enjeu : c’est lui ou le chaos.
L’effet est immĂ©diat. Le soir mĂȘme, une immense manifestation de soutien au GĂ©nĂ©ral dĂ©ferle sur les Champs-ĂlysĂ©es. PrĂšs d’un million de personnes, la « majoritĂ© silencieuse », descendent dans la rue aux cris de « De Gaulle n’est pas seul ! » et « Le communisme ne passera pas ! ». La peur du dĂ©sordre et de la pĂ©nurie a fait basculer l’opinion. Les Français, fatiguĂ©s par les grĂšves et l’absence d’essence, se rallient massivement Ă l’ordre.
La reprise du travail s’amorce progressivement dĂ©but juin, usine par usine, souvent avec de nouvelles nĂ©gociations locales amĂ©liorant encore les acquis de Grenelle. La police Ă©vacue les derniers bastions occupĂ©s (la Sorbonne, l’OdĂ©on, les usines Renault) parfois violemment, causant la mort d’un lycĂ©en et d’un ouvrier (Gilles Tautin et Pierre Beylot). Mais la dynamique rĂ©volutionnaire est brisĂ©e. Les Ă©lections lĂ©gislatives de fin juin 1968 sont un raz-de-marĂ©e pour les gaullistes (UDR), qui obtiennent la majoritĂ© absolue Ă l’AssemblĂ©e. Paradoxalement, la plus grande rĂ©volte de gauche se solde par la victoire Ă©lectorale la plus Ă©crasante de la droite.
đ LâhĂ©ritage et les mutations de la sociĂ©tĂ© française
đ Une rĂ©volution culturelle rĂ©ussie
Si Mai 68 est un Ă©chec politique pour les rĂ©volutionnaires (De Gaulle reste, le capitalisme aussi), c’est une victoire culturelle incontestable. La sociĂ©tĂ© française ne sera plus jamais la mĂȘme. Les relations d’autoritĂ© sont durablement Ă©branlĂ©es : dans la famille, Ă l’Ă©cole, Ă l’Ă©glise, dans l’entreprise, la parole s’est libĂ©rĂ©e. Le patriarcat traditionnel recule. La figure du pĂšre tout-puissant est contestĂ©e, ouvrant la voie Ă des relations plus Ă©galitaires et au dialogue.
L’hĂ©ritage de Mai 68 se lit surtout dans l’Ă©volution des mĆurs des annĂ©es 1970. Le mouvement fĂ©ministe (MLF) prend son essor dans le sillage de la contestation, luttant pour le droit Ă la contraception et Ă l’avortement (loi Veil de 1975). L’Ă©cologie politique trouve aussi ses racines dans la critique de la sociĂ©tĂ© de consommation portĂ©e par les soixante-huitards. L’Ă©ducation change radicalement avec la mixitĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e et des mĂ©thodes pĂ©dagogiques moins verticales. C’est l’avĂšnement d’une sociĂ©tĂ© plus individualiste, hĂ©doniste et libĂ©rale sur le plan culturel.
đ La mĂ©moire vive de 68
Mai 68 reste une rĂ©fĂ©rence incontournable, souvent convoquĂ©e dans le dĂ©bat politique français. Pour la gauche, c’est le moment utopique de la convergence des luttes, un idĂ©al de dĂ©mocratie directe Ă retrouver. Pour une partie de la droite conservatrice, Mai 68 est la source de tous les maux actuels (perte de l’autoritĂ©, laxisme moral, dĂ©clin de l’Ă©cole). Cette fracture mĂ©morielle montre Ă quel point l’Ă©vĂ©nement a touchĂ© les fondements de l’identitĂ© française.
Il est intĂ©ressant de noter que les slogans de Mai 68 (« Sous les pavĂ©s, la plage », « Il est interdit d’interdire ») sont passĂ©s dans le langage courant, souvent vidĂ©s de leur charge subversive initiale pour devenir des objets marketing. Pourtant, l’esprit de rĂ©volte perdure. De nombreux mouvements sociaux ultĂ©rieurs, jusqu’aux Gilets jaunes, se sont parfois comparĂ©s ou opposĂ©s Ă 68, cherchant Ă reproduire cette capacitĂ© Ă bloquer le pays pour forcer le destin. Mai 68 demeure la preuve historique qu’en France, mĂȘme un pouvoir fort peut vaciller en quelques semaines face Ă la rue.
Enfin, pour une analyse plus large des mouvements rĂ©volutionnaires urbains, l’Ă©tude de la Commune de Paris de 1871 offre un parallĂšle fascinant. Les Ă©tudiants de 68 se voyaient souvent comme les hĂ©ritiers des Communards, reprenant le drapeau rouge et les barricades, cherchant Ă accomplir ce que le XIXe siĂšcle avait laissĂ© inachevĂ©.
đ§ Ă retenir sur Mai 68
- Mai 68 est une triple crise : étudiante (Nanterre/Sorbonne), sociale (grÚve générale) et politique (vacance du pouvoir).
- La « nuit des barricades » du 10 mai provoque l’Ă©motion et pousse les syndicats Ă rejoindre les Ă©tudiants.
- C’est la plus grande grĂšve de l’histoire de France avec environ 10 millions de grĂ©vistes paralysant le pays.
- Les accords de Grenelle (hausse de 35% du SMIG) sont initialement rejetés par la base ouvriÚre.
- Le général de Gaulle reprend la main le 30 mai aprÚs une disparition mystérieuse à Baden-Baden, et remporte les élections de juin.
- L’hĂ©ritage est surtout culturel : libĂ©ration des mĆurs, droits des femmes, Ă©cologie et fin de l’autoritarisme traditionnel.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur Mai 68
𧩠Pourquoi dit-on « sous les pavés, la plage » ?
C’est l’un des slogans les plus cĂ©lĂšbres de Mai 68. Il fait rĂ©fĂ©rence aux pavĂ©s parisiens que les Ă©tudiants arrachaient pour construire des barricades ou lancer sur la police. Une fois le pavĂ© retirĂ©, on trouvait le sable en dessous (le lit de pose). Symboliquement, cela signifiait qu’aprĂšs la lutte et la destruction de l’ordre Ă©tabli (les pavĂ©s), on trouverait la libertĂ© et le bonheur (la plage).
𧩠Quel rÎle a joué Daniel Cohn-Bendit ?
SurnommĂ© « Dany le Rouge », cet Ă©tudiant en sociologie Ă Nanterre de nationalitĂ© allemande a Ă©tĂ© le porte-parole mĂ©diatique et charismatique du mouvement Ă©tudiant au dĂ©but de la crise. Son insolence face aux ministres et son talent oratoire ont incarnĂ© l’esprit libertaire de la rĂ©volte, mĂȘme s’il a Ă©tĂ© expulsĂ© de France par le gouvernement fin mai.
đ§© Est-ce que Mai 68 a eu lieu seulement en France ?
Non, l’annĂ©e 1968 est une annĂ©e de contestation mondiale. On manifeste aux Ătats-Unis contre la guerre du Vietnam et pour les droits civiques, Ă Prague contre la domination soviĂ©tique, au Mexique, en Allemagne ou en Italie. Cependant, la spĂ©cificitĂ© française est la jonction massive entre le mouvement Ă©tudiant et une grĂšve gĂ©nĂ©rale ouvriĂšre qui a failli renverser le gouvernement.
đ§© Comment s’est terminĂ© Mai 68 ?
Le mouvement s’est essoufflĂ© dĂ©but juin aprĂšs le discours de fermetĂ© du gĂ©nĂ©ral de Gaulle le 30 mai et la grande manifestation de soutien de la droite sur les Champs-ĂlysĂ©es. La reprise du travail s’est faite progressivement suite aux accords de Grenelle (augmentations de salaires) et la droite a remportĂ© massivement les Ă©lections lĂ©gislatives anticipĂ©es fin juin, signant la fin politique de la crise.
