đŻ Pourquoi les rĂ©formes de Jules Ferry sont-elles le socle de notre Ă©cole ?
LâĂ©cole telle que nous la connaissons aujourdâhui, avec ses principes de gratuitĂ©, dâobligation et de laĂŻcitĂ©, ne sâest pas construite en un jour, mais elle a trouvĂ© sa structure dĂ©finitive grĂące aux rĂ©formes de Jules Ferry au dĂ©but de la IIIe RĂ©publique. Entre 1881 et 1882, ce ministre emblĂ©matique et les rĂ©publicains ont menĂ© une vĂ©ritable bataille politique pour arracher lâĂ©ducation Ă lâemprise de lâĂglise et forger une nation unie autour des valeurs rĂ©publicaines et patriotes. Comprendre ce moment clĂ©, câest remonter aux origines mĂȘmes de la citoyennetĂ© française et saisir les enjeux qui traversent encore notre sociĂ©tĂ© actuelle.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đ°ïž Le contexte : une RĂ©publique Ă consolider
- đ Les grandes lois : gratuitĂ©, obligation, laĂŻcitĂ©
- đ Le contenu : lire, Ă©crire, compter et aimer la France
- đšâđ« Les Hussards noirs : les soldats de l’instruction
- âïž Les rĂ©sistances : la guerre des deux France
- đïž HĂ©ritage et limites : de 1882 Ă aujourd’hui
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour bien comprendre le contexte de ce thĂšme.
đ°ïž Le contexte historique : une RĂ©publique de combat (1870-1880)
đ La dĂ©faite de 1870 et la soif de rĂ©gĂ©nĂ©ration
Pour comprendre lâurgence et lâampleur des rĂ©formes de Jules Ferry, il faut absolument remonter au traumatisme initial de la IIIe RĂ©publique : la dĂ©faite contre la Prusse en 1870. La France a perdu lâAlsace et la Lorraine, et une idĂ©e se rĂ©pand rapidement dans lâopinion publique et chez les intellectuels : si la France a Ă©tĂ© vaincue, câest parce que le maĂźtre dâĂ©cole prussien Ă©tait supĂ©rieur au maĂźtre dâĂ©cole français. LâĂ©ducation devient alors une prioritĂ© nationale absolue, non seulement pour redresser le pays Ă©conomiquement, mais surtout pour prĂ©parer la « revanche » et former des soldats-citoyens capables et patriotes.
Dans ce contexte, lâĂ©cole nâest pas seulement un lieu dâapprentissage, elle devient un outil politique majeur de rĂ©gĂ©nĂ©ration nationale. Les rĂ©publicains, qui arrivent progressivement au pouvoir face aux monarchistes, sont convaincus que la survie du rĂ©gime dĂ©pend de lâinstruction. Un peuple instruit est un peuple qui ne se laissera plus sĂ©duire par les sirĂšnes de la tyrannie ou de lâEmpire. C’est ici que l’histoire se connecte avec ce que nous avons vu dans l’article sur l’Ă©cole sous l’Ancien RĂ©gime, marquant une rupture dĂ©finitive avec une instruction morcelĂ©e.
LĂ©on Gambetta, figure tutĂ©laire du parti rĂ©publicain, le clame haut et fort : il faut « apprendre Ă lire et Ă Ă©crire Ă ceux qui ne le savent pas ». Lâillettrisme recule dĂ©jĂ tout au long du XIXe siĂšcle, notamment grĂące Ă la loi Guizot de 1833, mais il reste des poches de rĂ©sistance, surtout dans les campagnes reculĂ©es. Lâobjectif est dâhomogĂ©nĂ©iser le territoire et de faire pĂ©nĂ©trer lâesprit des LumiĂšres dans chaque village, mĂȘme le plus isolĂ©.
đ LâanticlĂ©ricalisme comme moteur politique
Le second moteur puissant des rĂ©formes de Jules Ferry est lâanticlĂ©ricalisme. Attention, il ne sâagit pas forcĂ©ment de dĂ©truire la religion, mais de briser son influence politique sur la sociĂ©tĂ©. Depuis la loi Falloux de 1850, lâĂglise catholique a une mainmise considĂ©rable sur lâenseignement primaire et secondaire. Les congrĂ©gations religieuses enseignent Ă une grande partie de la jeunesse, vĂ©hiculant souvent des idĂ©es conservatrices, monarchistes et hostiles Ă la RĂ©publique.
Pour Jules Ferry et ses alliĂ©s radicaux ou opportunistes, « le clĂ©ricalisme, voilĂ lâennemi », selon la cĂ©lĂšbre formule de Gambetta. Ils considĂšrent que lâenfant appartient Ă la RĂ©publique avant dâappartenir Ă lâĂglise. Il faut donc soustraire la jeunesse Ă lâinfluence du curĂ© pour la confier Ă lâinstituteur, fonctionnaire de lâĂtat. Câest une bataille pour lâĂąme de la France, une « guerre des esprits » qui va structurer la vie politique française pendant des dĂ©cennies.
Cette volontĂ© de sĂ©cularisation sâinspire de la philosophie positiviste dâAuguste Comte, trĂšs en vogue Ă lâĂ©poque. Les rĂ©publicains croient en la science, au progrĂšs et Ă la raison. Pour eux, lâĂ©cole doit enseigner des vĂ©ritĂ©s dĂ©montrables et une morale universelle, dĂ©tachĂ©e des dogmes religieux. Câest cette vision qui va conduire Ă la fameuse loi de laĂŻcisation de 1882.
đ Les grandes lois scolaires : la trilogie rĂ©publicaine
đ 1881 : La gratuitĂ©, premiĂšre Ă©tape indispensable
La premiĂšre grande Ă©tape des rĂ©formes de Jules Ferry est franchie avec la loi du 16 juin 1881. Cette loi instaure la gratuitĂ© absolue de lâenseignement primaire dans les Ă©coles publiques. Câest une rĂ©volution sociale : auparavant, les familles devaient payer une rĂ©tribution scolaire Ă lâinstituteur, sauf pour les plus indigents qui en Ă©taient exemptĂ©s, ce qui crĂ©ait une stigmatisation humiliante. En rendant lâĂ©cole gratuite, la RĂ©publique met tous les enfants sur un pied dâĂ©galitĂ©, du fils de notable Ă lâenfant dâouvrier agricole.
La gratuitĂ© est la condition sine qua non de lâobligation qui suivra. Comment, en effet, obliger des parents pauvres Ă envoyer leurs enfants Ă lâĂ©cole sâils doivent payer pour cela ? LâĂtat prend donc Ă sa charge le salaire des instituteurs et les frais de fonctionnement, ce qui reprĂ©sente un effort budgĂ©taire colossal pour lâĂ©poque. Les communes sont Ă©galement mises Ă contribution pour la construction et lâentretien des bĂątiments scolaires, les fameuses « mairies-Ă©coles » qui fleurissent partout en France.
Cette mesure de gratuitĂ© concerne aussi les Ă©coles normales (qui forment les maĂźtres), assurant ainsi un recrutement au mĂ©rite et non plus Ă la fortune. Câest le dĂ©but de lâascenseur social rĂ©publicain : un enfant douĂ©, mĂȘme pauvre, peut espĂ©rer faire des Ă©tudes grĂące aux bourses et Ă la gratuitĂ©, bien que le secondaire reste encore payant et Ă©litiste Ă cette Ă©poque (il faudra attendre les annĂ©es 1930 pour la gratuitĂ© du lycĂ©e).
đ 1882 : Lâobligation et la laĂŻcitĂ©, le cĆur du systĂšme
LâannĂ©e suivante, le 28 mars 1882, Jules Ferry fait voter la loi la plus dĂ©cisive. Elle impose deux principes indissociables : lâobligation scolaire et la laĂŻcitĂ© des programmes. Lâinstruction devient obligatoire pour tous les enfants, garçons et filles, de 6 Ă 13 ans. Câest une avancĂ©e majeure pour la scolarisation des filles, souvent nĂ©gligĂ©es auparavant. Si les parents ne respectent pas cette obligation, ils sâexposent Ă des sanctions, bien que celles-ci soient rarement appliquĂ©es au dĂ©but.
ParallĂšlement, la loi supprime lâinstruction religieuse Ă lâĂ©cole publique. Elle est remplacĂ©e par « lâinstruction morale et civique ». Le jeudi est laissĂ© libre (en plus du dimanche) pour permettre aux parents qui le souhaitent de faire donner une instruction religieuse Ă leurs enfants, mais en dehors de lâĂ©cole. Les emblĂšmes religieux (crucifix) doivent ĂȘtre retirĂ©s des salles de classe, bien que cette mesure soit appliquĂ©e avec souplesse et progressivitĂ© selon les rĂ©gions pour ne pas braquer les populations.
La laĂŻcitĂ© scolaire est nĂ©e. Lâinstituteur ne doit plus ĂȘtre lâauxiliaire du prĂȘtre. Dans sa cĂ©lĂšbre Lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry prĂ©cise sa pensĂ©e : lâinstituteur ne doit rien dire qui puisse heurter la conscience dâun seul pĂšre de famille. Il sâagit de fonder une morale laĂŻque, basĂ©e sur les devoirs envers la famille, la patrie et lâhumanitĂ©, des valeurs que tous les Français peuvent partager, quelle que soit leur confession.
đ Camille SĂ©e et lâĂ©ducation des filles
Bien que l’on parle souvent des « lois Ferry » pour le primaire, il ne faut pas oublier lâaction parallĂšle menĂ©e pour lâenseignement secondaire des jeunes filles. En 1880, la loi portĂ©e par le dĂ©putĂ© Camille SĂ©e, soutenu par Ferry, crĂ©e les lycĂ©es de jeunes filles. Jusquâalors, lâenseignement secondaire fĂ©minin Ă©tait quasi inexistant ou entiĂšrement aux mains des couvents.
Lâobjectif des rĂ©publicains est clair : il ne faut pas laisser les femmes, futures mĂšres des citoyens et Ă©pouses des Ă©lecteurs, sous lâinfluence exclusive de lâĂglise. Il faut leur donner une culture gĂ©nĂ©rale, mĂȘme si les programmes restent diffĂ©rents de ceux des garçons (pas de latin ni de grec, plus de place aux arts domestiques et Ă la littĂ©rature). On ne prĂ©pare pas encore les filles au baccalaurĂ©at (cela viendra en 1924), mais on veut former des « compagnes rĂ©publicaines » pour les hommes de la bourgeoisie.
Ces lycĂ©es publics de jeunes filles vont former une nouvelle Ă©lite fĂ©minine qui jouera un rĂŽle crucial dans lâĂ©volution de la sociĂ©tĂ© française. Câest une pierre de plus dans lâĂ©difice de la laĂŻcisation de la sociĂ©tĂ© voulu par les rĂ©formes de Jules Ferry. Pour approfondir ces dynamiques sociales, on peut consulter les ressources de Lumni qui proposent des dossiers complets sur l’histoire de l’Ă©ducation.
đ Le contenu des programmes : forger le citoyen français
đ Lire, Ă©crire, compter⊠et aimer la France
Quâapprend-on concrĂštement dans cette nouvelle Ă©cole de la RĂ©publique ? Le socle reste les fondamentaux : lire, Ă©crire, compter. La maĂźtrise de la langue française est une obsession. Il sâagit dâunifier le pays linguistiquement. Ă lâĂ©poque, de nombreux enfants arrivent Ă lâĂ©cole en ne parlant que leur patois rĂ©gional (breton, occitan, basque, flamandâŠ). LâĂ©cole de Jules Ferry mĂšne une guerre impitoyable contre ces langues rĂ©gionales, imposant le français comme seule langue de la promotion sociale et de lâunitĂ© nationale.
Mais au-delĂ des savoirs instrumentaux, lâĂ©cole a une mission idĂ©ologique. Lâhistoire et la gĂ©ographie prennent une place prĂ©pondĂ©rante. Sous la houlette dâhistoriens comme Ernest Lavisse, les manuels scolaires (le fameux « Petit Lavisse ») racontent un « Roman national ». Câest une histoire de France patriotique, centrĂ©e sur les grands hĂ©ros (VercingĂ©torix, Jeanne dâArc, NapolĂ©on) et la grandeur de la nation. On exalte lâamour de la patrie et la dĂ©testation de lâenvahisseur (souvent allemand).
La gĂ©ographie sert Ă faire connaĂźtre le territoire national, ses fleuves, ses montagnes, ses dĂ©partements (que les Ă©lĂšves doivent apprendre par cĆur), mais aussi lâEmpire colonial qui est en pleine expansion. Jules Ferry, fervent colonisateur, utilise lâĂ©cole pour justifier la mission civilisatrice de la France. Les cartes murales de Vidal de la Blache deviennent des Ă©lĂ©ments incontournables du dĂ©cor de la classe, avec toujours cette tache noire ou violette Ă lâEst : lâAlsace-Moselle perdue, quâil ne faut jamais oublier.
đ Lâinstruction morale et civique
Lâinnovation majeure des rĂ©formes de Jules Ferry est lâintroduction de lâinstruction morale et civique en remplacement du catĂ©chisme. Câest une matiĂšre Ă part entiĂšre, souvent placĂ©e en dĂ©but de journĂ©e. Lâinstituteur Ă©crit une maxime au tableau, lâexplique, et en tire une leçon de vie. Les thĂšmes sont variĂ©s : le respect des parents, lâhonnĂȘtetĂ©, le courage, lâĂ©pargne, la tempĂ©rance (lutte contre lâalcoolisme), et bien sĂ»r, le devoir Ă©lectoral et militaire.
Cette morale se veut pratique et consensuelle. Elle reprend en rĂ©alitĂ© une grande partie de la morale chrĂ©tienne traditionnelle, mais en la laĂŻcisant. On ne fait pas le bien pour aller au paradis, mais pour ĂȘtre un homme digne et un bon citoyen estimĂ© de ses pairs. Câest une morale du devoir, trĂšs marquĂ©e par le kantisme et le protestantisme libĂ©ral qui influencent beaucoup lâentourage de Ferry (comme Ferdinand Buisson, directeur de lâEnseignement primaire).
LâĂ©ducation civique explique aux enfants le fonctionnement des institutions : le vote, le rĂŽle du PrĂ©sident, des dĂ©putĂ©s, la loi. On prĂ©pare lâenfant Ă devenir un Ă©lecteur Ă©clairĂ©. Pour les garçons, cela va de pair avec une prĂ©paration militaire : les « bataillons scolaires » (qui existeront quelques annĂ©es) initient les enfants au maniement dâarmes en bois et Ă la marche au pas, symbolisant le lien charnel entre lâĂ©cole et lâarmĂ©e.
đšâđ« Les Hussards noirs de la RĂ©publique
đ Un corps dâĂ©lite dĂ©vouĂ© Ă lâĂtat
Pour appliquer ces rĂ©formes de Jules Ferry, il faut un personnel qualifiĂ© et loyal. Ce seront les instituteurs et institutrices, que lâĂ©crivain Charles PĂ©guy surnommera plus tard les « Hussards noirs de la RĂ©publique » en rĂ©fĂ©rence Ă leur uniforme sombre et austĂšre. Ces enseignants sont formĂ©s dans les Ăcoles Normales (une Ă©cole normale dâinstituteurs et une dâinstitutrices par dĂ©partement, rendues obligatoires par la loi Paul Bert de 1879).
Dans ces « sĂ©minaires laĂŻques », les futurs maĂźtres reçoivent une formation rigoureuse, intellectuelle et morale. Ils sont imprĂ©gnĂ©s de lâidĂ©al rĂ©publicain et de la mission civilisatrice quâils devront accomplir dans les campagnes. Ils sont les reprĂ©sentants de lâĂtat, du savoir et du progrĂšs face aux superstitions locales et Ă lâinfluence du curĂ©. Leur autoritĂ© morale dans le village devient concurrente de celle du prĂȘtre.
Leur vie est souvent modeste, voire rude. Ils sont mal payĂ©s au dĂ©but, logĂ©s dans lâĂ©cole (souvent dans des conditions prĂ©caires), et soumis Ă une surveillance stricte de lâadministration et des parents. Pourtant, ils jouissent dâune grande considĂ©ration sociale. Ils sont les secrĂ©taires de mairie, les conseillers des familles pour les dĂ©marches administratives. Ils incarnent la possibilitĂ© de lâascension sociale par le travail scolaire.
đ La pĂ©dagogie de la IIIe RĂ©publique
La pĂ©dagogie mise en Ćuvre par les Hussards noirs est frontale, rigide, mais efficace pour les objectifs visĂ©s. Elle repose sur la rĂ©pĂ©tition, le par cĆur, la dictĂ©e, les problĂšmes dâarithmĂ©tique concrets (calculer des surfaces de champs, des prix de vente de blĂ©). La discipline est stricte. Les chĂątiments corporels sont interdits officiellement (contrairement Ă lâĂ©cole dâautrefois), mais les punitions (lignes Ă copier, bonnet dâĂąne, piquet) restent monnaie courante.
Cependant, des pĂ©dagogues comme Ferdinand Buisson tentent dâintroduire des mĂ©thodes plus intuitives, basĂ©es sur lâobservation (les leçons de choses). On montre des objets, on observe la nature, on manipule. Lâobjectif est de dĂ©velopper le jugement et la raison, pas seulement la mĂ©moire. Cette tension entre une pĂ©dagogie traditionnelle et des aspirations modernes traverse toute la pĂ©riode.
Le Certificat dâĂ©tudes primaires (CEP) devient le graal de la scolaritĂ©. Câest un examen difficile, qui sanctionne la fin de lâĂ©cole primaire vers 11-13 ans. Lâobtenir est une fiertĂ© pour toute la famille et souvent le sĂ©same pour entrer dans la vie active ou lâadministration (postes, chemins de fer). Câest le rituel initiatique de la RĂ©publique mĂ©ritocratique.
âïž Les rĂ©sistances et la « Guerre des deux France »
đ Lâopposition catholique et conservatrice
Les rĂ©formes de Jules Ferry ne passent pas comme une lettre Ă la poste. Elles dĂ©clenchent une vĂ©ritable tempĂȘte politique et sociale. La droite monarchiste et lâĂglise catholique voient dans ces lois une « Ă©cole sans Dieu », une Ćuvre diabolique destinĂ©e Ă dĂ©christianiser la France. Des Ă©vĂȘques appellent Ă la rĂ©sistance. Dans certaines rĂ©gions trĂšs catholiques (VendĂ©e, Bretagne, Massif central), les tensions sont extrĂȘmes.
Le conflit se cristallise autour des manuels scolaires. En 1882-1883, câest la « guerre des manuels ». LâĂglise met Ă lâIndex certains livres dâinstruction civique jugĂ©s trop rĂ©publicains ou niant la divinitĂ© du Christ. Des prĂȘtres ordonnent aux enfants de brĂ»ler ces livres ou refusent la communion aux parents qui laissent leurs enfants utiliser ces ouvrages. Des instituteurs sont harcelĂ©s, isolĂ©s dans leurs villages.
Il y a aussi une rĂ©sistance financiĂšre. Les catholiques tentent de maintenir leurs Ă©coles privĂ©es (Ă©coles libres) malgrĂ© la perte des subventions publiques et la concurrence de lâĂ©cole gratuite. Câest le dĂ©but dâun dualisme scolaire (Ă©cole publique / Ă©cole privĂ©e catholique) qui est toujours une spĂ©cificitĂ© du systĂšme Ă©ducatif français aujourdâhui.
đ La question sociale et les limites de lâĂ©cole bourgeoise
Ă gauche aussi, certaines voix sont critiques, mais pour dâautres raisons. Les socialistes reprochent parfois Ă lâĂ©cole de Jules Ferry dâĂȘtre une Ă©cole bourgeoise, qui forme des ouvriers dociles et des soldats obĂ©issants plutĂŽt que des citoyens Ă©mancipĂ©s critiquant le capitalisme. Ils dĂ©noncent le fait que lâenseignement secondaire reste payant, crĂ©ant une barriĂšre infranchissable pour les enfants du peuple, bloquĂ©s au niveau du primaire ou du primaire supĂ©rieur.
De plus, lâobligation scolaire prive les familles paysannes et ouvriĂšres dâune main-dâĆuvre prĂ©cieuse. Dans les campagnes, lâassiduitĂ© est trĂšs variable selon les saisons (moissons, vendanges). Il faudra des dĂ©cennies pour que lâobligation scolaire soit rĂ©ellement respectĂ©e partout. Lâinspecteur dâacadĂ©mie doit souvent faire la police pour remplir les classes.
MalgrĂ© ces tensions, lâĂ©cole rĂ©publicaine finit par sâimposer. La prudence de Ferry et de ses successeurs (ne pas brusquer trop fort, laisser le temps au temps) permet lâapaisement progressif. LâĂ©cole devient peu Ă peu un terrain neutre, le lieu commun de la nation, mĂȘme si la querelle scolaire se rallumera pĂ©riodiquement au XXe siĂšcle.
đïž HĂ©ritage et mutations : un modĂšle toujours actuel ?
đ De lâintĂ©gration Ă la fracture ?
Les rĂ©formes de Jules Ferry ont rĂ©ussi leur pari initial : alphabĂ©tiser la France, enraciner la RĂ©publique et unifier la nation. En 1914, lors de la mobilisation gĂ©nĂ©rale, tous les soldats savent lire leurs ordres et partagent un mĂȘme patriotisme, fruit de trente ans dâĂ©cole rĂ©publicaine. LâĂ©cole a Ă©tĂ© le puissant creuset de lâintĂ©gration des immigrĂ©s (Polonais, Italiens) dans lâentre-deux-guerres.
Cependant, ce modĂšle a Ă©tĂ© bousculĂ© par lâhistoire. Le rĂ©gime de Vichy tentera une rĂ©action conservatrice en remettant Dieu et les valeurs traditionnelles Ă lâĂ©cole (voir notre article sur lâĂ©ducation sous Vichy), mais la parenthĂšse sera refermĂ©e Ă la LibĂ©ration. Plus tard, la massification scolaire des annĂ©es 1960-1970 et le collĂšge unique vont transformer la structure Ă©litiste hĂ©ritĂ©e de Ferry.
Aujourdâhui, lâhĂ©ritage de Ferry est questionnĂ©. La laĂŻcitĂ©, pilier de 1882, est confrontĂ©e Ă de nouveaux dĂ©fis religieux et culturels. LâĂ©galitĂ© des chances, promesse de la mĂ©ritocratie rĂ©publicaine, est mise Ă mal par la persistance des inĂ©galitĂ©s scolaires sociales et territoriales. Pourtant, les principes de gratuitĂ©, dâobligation (dĂ©sormais dĂšs 3 ans) et de neutralitĂ© restent les boussoles intouchables de notre systĂšme Ă©ducatif.
đ Le mythe de lâĂąge dâor
Il existe aujourdâhui une certaine nostalgie de lâĂ©cole de Jules Ferry : la blouse, lâencre violette, lâautoritĂ© du maĂźtre, le silence dans les rangs. On idĂ©alise souvent cette pĂ©riode comme un Ăąge dâor de lâinstruction. Il faut nuancer : câĂ©tait une Ă©cole dure, parfois excluante, qui laissait beaucoup dâĂ©lĂšves au bord du chemin (ceux qui nâavaient pas le certificat dâĂ©tudes) et qui diffusait une vision du monde colonialiste et nationaliste parfois agressive.
Pour approfondir la comprĂ©hension des textes originaux de cette Ă©poque, vous pouvez consulter les archives numĂ©risĂ©es de la BibliothĂšque nationale de France (Gallica), oĂč lâon retrouve les discours de Ferry et les manuels de Lavisse. Comparer ces textes avec les rĂ©formes Ă©ducatives rĂ©centes permet de mesurer le chemin parcouru et les dĂ©fis qui restent Ă relever pour lâĂ©cole du XXIe siĂšcle.
đ§ Ă retenir sur les rĂ©formes de Jules Ferry
- Les deux lois majeures sont celles du 16 juin 1881 (gratuité) et du 28 mars 1882 (obligation et laïcité).
- Lâobjectif politique Ă©tait dâenraciner la IIIe RĂ©publique et de soustraire la jeunesse Ă lâinfluence de lâĂglise catholique.
- Les instituteurs, formĂ©s dans les Ăcoles Normales, sont surnommĂ©s les « Hussards noirs » et sont les piliers de ce systĂšme.
- LâĂ©cole diffuse un « Roman national » patriotique et impose le français contre les patois rĂ©gionaux, unifiant ainsi le territoire.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur les rĂ©formes de Jules Ferry
𧩠Pourquoi appelle-t-on les instituteurs les « Hussards noirs » ?
Câest lâĂ©crivain Charles PĂ©guy qui a inventĂ© cette expression en 1913. Elle fait rĂ©fĂ©rence Ă leurs uniformes noirs, austĂšres, qui rappelaient ceux des hussards (des cavaliers militaires), symbolisant leur rĂŽle de « soldats » dĂ©vouĂ©s Ă la cause de la RĂ©publique et de lâinstruction.
đ§© Est-ce que Jules Ferry a inventĂ© lâĂ©cole ?
Non, lâĂ©cole existait bien avant lui (Ă©coles paroissiales, loi Guizot de 1833, loi Falloux de 1850). Jules Ferry a rendu lâenseignement primaire public gratuit, laĂŻque et obligatoire, structurant ainsi le systĂšme rĂ©publicain moderne, mais il ne lâa pas créé de zĂ©ro.
đ§© Les filles allaient-elles Ă lâĂ©cole avant Jules Ferry ?
Oui, mais moins que les garçons et souvent dans des Ă©coles religieuses oĂč lâon insistait surtout sur la priĂšre et les travaux dâaiguille. La loi de 1882 rend lâinstruction obligatoire pour elles aussi, avec le mĂȘme programme de base que les garçons, favorisant leur Ă©mancipation progressive.
𧩠Quelle était la place de la religion aprÚs 1882 ?
La religion a Ă©tĂ© exclue des programmes scolaires et des locaux pendant les heures de classe (laĂŻcitĂ©). Cependant, un jour par semaine (le jeudi Ă lâĂ©poque, puis le mercredi) Ă©tait laissĂ© libre pour que les parents puissent faire donner une instruction religieuse Ă leurs enfants en dehors de lâĂ©cole publique.
