đŻ Pourquoi la crise universitaire de 1968 est-elle un tournant historique ?
LâĂ©pisode de Mai 68 et lâuniversitĂ© reprĂ©sente bien plus quâune simple sĂ©rie de manifestations printaniĂšres ou dâimages romantiques de barricades dans le Quartier latin. Câest le moment de rupture brutale oĂč une institution sĂ©culaire, figĂ©e dans ses traditions napolĂ©oniennes, se heurte de plein fouet Ă la modernisation de la sociĂ©tĂ© française et Ă lâexplosion dĂ©mographique du baby-boom. En comprenant comment la jeunesse a fait vaciller le pouvoir gaulliste en partant des amphithéùtres, tu vas saisir les racines profondes de notre systĂšme Ă©ducatif actuel, nĂ© des dĂ©combres de la vieille Sorbonne.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đ§ Une universitĂ© en crise de croissance
- âïž LâĂ©tincelle de Nanterre et le 22 mars
- đ Lâembrasement du Quartier latin et la grĂšve
- đš La critique du systĂšme : mandarins et hĂ©ritiers
- đ La rĂ©ponse politique : la loi Faure de 1968
- đ€ LâĂ©clatement de la Sorbonne et lâhĂ©ritage
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour bien comprendre le contexte de ce thĂšme.
đ§ Une universitĂ© en crise de croissance : le cadre explosif
đ Lâexplosion dĂ©mographique et la massification scolaire
Pour comprendre Mai 68 et lâuniversitĂ©, il faut dâabord regarder les chiffres vertigineux qui caractĂ©risent la France des annĂ©es 1960, une pĂ©riode de prospĂ©ritĂ© Ă©conomique mais de tensions structurelles. LâarrivĂ©e des gĂ©nĂ©rations nombreuses du baby-boom aux portes de lâenseignement supĂ©rieur provoque une vĂ©ritable asphyxie du systĂšme, qui nâavait pas Ă©tĂ© conçu pour accueillir une telle masse dâĂ©tudiants. Alors que lâuniversitĂ© française comptait environ 123 000 Ă©tudiants en 1946, ce chiffre grimpe Ă plus de 500 000 Ă la rentrĂ©e 1967, sans que les infrastructures ne suivent au mĂȘme rythme.
Cette massification soudaine crĂ©e des conditions dâĂ©tudes dĂ©plorables dans les grandes villes universitaires, oĂč les amphithéùtres sont bondĂ©s, obligeant parfois les Ă©tudiants Ă sâasseoir par terre ou Ă Ă©couter les cours depuis les couloirs grĂące Ă des haut-parleurs grĂ©sillants. Cette situation matĂ©rielle tendue contraste fortement avec la promesse de progrĂšs social et dâascension rĂ©publicaine que lâĂ©cole est censĂ©e incarner depuis les rĂ©formes de Jules Ferry. LâĂtat tente bien de construire de nouveaux campus en urgence, souvent en pĂ©riphĂ©rie des villes, mais ces lieux manquent dâĂąme et de vie sociale, renforçant le sentiment dâisolement et dâanonymat de la jeunesse Ă©tudiante.
En outre, cette croissance quantitative ne sâaccompagne pas immĂ©diatement dâune dĂ©mocratisation qualitative rĂ©elle, car lâaccĂšs aux Ă©tudes supĂ©rieures reste socialement trĂšs marquĂ©, favorisant encore largement les enfants de la bourgeoisie et des cadres supĂ©rieurs. Le dĂ©calage entre lâouverture thĂ©orique de lâuniversitĂ© et la rĂ©alitĂ© dâune sĂ©lection sociale implicite nourrit une frustration grandissante chez les Ă©tudiants issus des classes moyennes ou populaires qui accĂšdent difficilement au diplĂŽme. Pour approfondir ce mĂ©canisme de reproduction sociale, tu peux consulter notre article sur les inĂ©galitĂ©s scolaires qui analyse les thĂ©ories sociologiques nĂ©es de cette Ă©poque.
đ Le rejet du modĂšle « mandarinal » et autoritaire
Au-delĂ du manque de place, câest la structure mĂȘme de lâuniversitĂ© napolĂ©onienne, rigide et hiĂ©rarchisĂ©e, qui devient insupportable pour une jeunesse influencĂ©e par les nouveaux courants culturels et la libĂ©ration des mĆurs. Le pouvoir au sein de lâuniversitĂ© est concentrĂ© entre les mains des professeurs titulaires, surnommĂ©s pĂ©jorativement les « mandarins », qui dĂ©cident de tout : contenus des cours, mĂ©thodes dâexamen et carriĂšres des assistants. Cette autoritĂ© verticale, oĂč le maĂźtre dispense son savoir magistral sans aucune interaction possible avec lâauditoire, apparaĂźt totalement anachronique face aux aspirations dĂ©mocratiques qui traversent la sociĂ©tĂ© française des annĂ©es 1960.
La pĂ©dagogie est jugĂ©e poussiĂ©reuse, centrĂ©e sur la mĂ©morisation et la rĂ©pĂ©tition, dĂ©connectĂ©e des enjeux contemporains et des nouvelles disciplines comme la sociologie ou la psychanalyse qui passionnent pourtant les Ă©tudiants. Les relations entre enseignants et enseignĂ©s sont distantes, formelles et empreintes dâune solennitĂ© qui ne correspond plus aux codes de la jeunesse yĂ©yĂ© et rock qui Ă©merge. De plus, les rĂšglements intĂ©rieurs, notamment dans les citĂ©s universitaires, imposent une discipline morale stricte, avec une sĂ©paration rigoureuse des filles et des garçons, ce qui devient un point de friction majeur.
Ce sentiment dâĂ©touffement est exacerbĂ© par le contexte politique de la Ve RĂ©publique gaulliste, perçue par une partie de la jeunesse comme un rĂ©gime autoritaire et vieillissant, incarnĂ© par la figure tutĂ©laire du gĂ©nĂ©ral de Gaulle. LâuniversitĂ©, perçue comme un rouage de la reproduction de lâordre Ă©tabli, devient alors la cible privilĂ©giĂ©e dâune critique politique plus large qui vise lâensemble de la sociĂ©tĂ© de consommation et ses valeurs conservatrices. Câest ce mĂ©lange explosif entre pĂ©nurie matĂ©rielle, archaĂŻsme pĂ©dagogique et soif de libertĂ© qui va transformer les facultĂ©s en barils de poudre prĂȘts Ă exploser au printemps 1968.
âïž LâĂ©tincelle de Nanterre et le Mouvement du 22 mars
đ La « folie » de Nanterre : un campus au milieu des bidonvilles
Si la Sorbonne est le cĆur historique de lâuniversitĂ© française, câest Ă la facultĂ© de Nanterre, dans la banlieue ouest de Paris, que la mĂšche de la rĂ©volte est allumĂ©e. InaugurĂ© en 1964 pour dĂ©sengorger la capitale, le campus de Nanterre est un symbole architectural de la modernitĂ©, mais il est implantĂ© au milieu dâun vĂ©ritable dĂ©sert urbain, Ă proximitĂ© immĂ©diate des bidonvilles oĂč vivent des milliers de travailleurs immigrĂ©s. Ce contraste saisissant entre la tour dâivoire universitaire et la misĂšre sociale environnante politise rapidement les Ă©tudiants en sociologie qui frĂ©quentent ce campus.
Lâisolement gĂ©ographique de Nanterre favorise la crĂ©ation dâune communautĂ© Ă©tudiante soudĂ©e, mais aussi en vase clos, oĂč les discussions politiques tournent en boucle et se radicalisent rapidement. Loin des distractions parisiennes, les Ă©tudiants sâennuient et se heurtent quotidiennement Ă la rigiditĂ© de lâadministration, notamment concernant la libertĂ© de circulation dans les rĂ©sidences universitaires. La question de la mixitĂ© dans les dortoirs, anecdotique en apparence, devient le catalyseur de la contestation, symbolisant la revendication dâune autonomie morale et sexuelle face au paternalisme de lâĂtat.
DĂšs le dĂ©but de lâannĂ©e 1968, des incidents Ă©clatent, mĂȘlant revendications corporatistes sur les conditions dâĂ©tudes et slogans politiques anti-impĂ©rialistes, notamment contre la guerre du Vietnam qui mobilise fortement la jeunesse de gauche. Le doyen de la facultĂ©, Pierre Grappin, tente de maintenir lâordre en faisant parfois appel Ă des forces de police en civil, ce qui est vĂ©cu comme une provocation inacceptable par les Ă©tudiants qui considĂšrent le campus comme un sanctuaire inviolable. Cette tension permanente transforme Nanterre en laboratoire de lâagitation Ă©tudiante.
đ Daniel Cohn-Bendit et la naissance du Mouvement du 22 mars
Le 22 mars 1968, Ă la suite de lâarrestation de militants opposĂ©s Ă la guerre du Vietnam, une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale improvisĂ©e dĂ©cide dâoccuper la tour administrative de la facultĂ© de Nanterre. Câest lâacte de naissance du Mouvement du 22 mars, une structure informelle et hĂ©tĂ©roclite qui regroupe des anarchistes, des trotskistes, des maoĂŻstes et des Ă©tudiants sans Ă©tiquette politique prĂ©cise. Parmi eux Ă©merge une figure charismatique : Daniel Cohn-Bendit, Ă©tudiant en sociologie de nationalitĂ© allemande, surnommĂ© bientĂŽt « Dany le Rouge » pour ses cheveux roux et ses convictions libertaires.
La force du Mouvement du 22 mars rĂ©side dans son refus des hiĂ©rarchies traditionnelles et des cadres partisans rigides : il prĂŽne lâaction directe, lâagitation permanente et la provocation ludique pour dĂ©stabiliser lâautoritĂ©. Les militants multiplient les interventions intempestives dans les cours, interrompent les examens et organisent des dĂ©bats sauvages, brisant le rituel sacrĂ© de lâenseignement magistral. Leur stratĂ©gie consiste Ă provoquer la rĂ©pression policiĂšre pour dĂ©voiler, selon eux, la nature violente de lâĂtat et rallier la masse des Ă©tudiants modĂ©rĂ©s par solidaritĂ©.
Cette tactique fonctionne redoutablement bien : face Ă lâagitation grandissante, le doyen dĂ©cide de fermer la facultĂ© de Nanterre le 2 mai 1968. PrivĂ©s de leur base, les contestataires dĂ©cident de se replier vers le Quartier latin et la Sorbonne, exportant ainsi lâagitation de la pĂ©riphĂ©rie vers le cĆur symbolique du pouvoir universitaire parisien. Ce dĂ©placement gĂ©ographique marque le passage dâune fronde locale Ă une crise nationale majeure.
đ Lâembrasement du Quartier latin et la grĂšve gĂ©nĂ©rale
đ La fermeture de la Sorbonne et les premiĂšres barricades
Le vendredi 3 mai 1968, la cour de la Sorbonne est occupĂ©e par quelques centaines dâĂ©tudiants venus protester contre la fermeture de Nanterre et les menaces de passage en conseil de discipline de plusieurs militants, dont Daniel Cohn-Bendit. Craignant un affrontement avec des groupes dâextrĂȘme droite (comme le mouvement Occident) qui rĂŽdent dans le quartier, le recteur Jean Roche prend une dĂ©cision historique et lourde de consĂ©quences : il demande lâintervention des forces de lâordre pour Ă©vacuer la Sorbonne. Câest la premiĂšre fois depuis des siĂšcles que la police pĂ©nĂštre dans lâenceinte universitaire, brisant une tradition de franchise universitaire sĂ©culaire.
LâĂ©vacuation se passe mal : les Ă©tudiants, qui pensaient sortir librement, sont embarquĂ©s dans des paniers Ă salade sous les yeux des passants et des autres Ă©tudiants sortant des lycĂ©es et prĂ©pas environnants. La rĂ©action est immĂ©diate et spontanĂ©e : des pavĂ©s sont arrachĂ©s, des projectiles volent vers les CRS, et les premiĂšres Ă©chauffourĂ©es Ă©clatent sur le boulevard Saint-Michel. Le cycle provocation-rĂ©pression-solidaritĂ© sâenclenche, mobilisant des milliers de jeunes qui nâĂ©taient pas politisĂ©s au dĂ©part mais qui sont choquĂ©s par la brutalitĂ© policiĂšre.
La semaine qui suit voit une escalade de la violence, culminant avec la « nuit des barricades » du 10 au 11 mai 1968, oĂč le Quartier latin se transforme en camp retranchĂ©. Les Ă©tudiants, rejoints par de jeunes ouvriers et des riverains, dressent des dizaines de barricades faites de voitures renversĂ©es, de grilles dâarbres et de pavĂ©s. La rĂ©pression fĂ©roce ordonnĂ©e par le gouvernement choque lâopinion publique et pousse les syndicats ouvriers et enseignants Ă appeler Ă une grĂšve gĂ©nĂ©rale de solidaritĂ© pour le 13 mai.
đ De la rĂ©volte Ă©tudiante Ă la crise sociale et politique
Le 13 mai 1968 marque un tournant dĂ©cisif : une immense manifestation traverse Paris, rĂ©unissant Ă©tudiants et travailleurs aux cris de « Dix ans, ça suffit ! » Ă lâencontre du gĂ©nĂ©ral de Gaulle. Câest Ă ce moment que le mouvement dĂ©passe le cadre strict de Mai 68 et lâuniversitĂ© pour devenir une crise sociale globale. La jonction entre le mouvement Ă©tudiant et le mouvement ouvrier, bien que complexe et parfois tendue, paralyse le pays avec plusieurs millions de grĂ©vistes qui occupent les usines.
Pendant ce temps, la Sorbonne rĂ©ouverte devient une « commune libre » Ă©tudiante, un lieu dâeffervescence permanente oĂč lâon refait le monde jour et nuit dans le grand amphithéùtre. Des comitĂ©s dâaction se crĂ©ent partout, lâimagination prend le pouvoir, et lâuniversitĂ© autogĂ©rĂ©e devient le modĂšle dâune sociĂ©tĂ© utopique dĂ©barrassĂ©e de la hiĂ©rarchie et du profit. On y discute de tout : pĂ©dagogie, sexualitĂ©, culture, rĂŽle des intellectuels, remettant Ă plat lâensemble des structures sociales.
Cette parenthĂšse enchantĂ©e pour les contestataires est aussi une pĂ©riode de paralysie pour lâĂtat, qui semble dĂ©passĂ© par lâampleur de la remise en cause. Le Premier ministre Georges Pompidou joue la carte de lâapaisement et de la nĂ©gociation, comprenant que la crise universitaire ne peut se rĂ©soudre par la seule force. Il prĂ©pare le terrain pour une rĂ©forme profonde, convaincu que lâuniversitĂ© dâavant 1968 est dĂ©finitivement morte sur les barricades.
đš La critique du systĂšme : mandarins, hĂ©ritiers et savoirs
đ La dĂ©nonciation sociologique : Bourdieu et les HĂ©ritiers
Au cĆur de la contestation de Mai 68 se trouve une critique intellectuelle puissante du rĂŽle de lâĂ©cole et de lâuniversitĂ©. En 1964, les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient publiĂ© un ouvrage fondamental, Les HĂ©ritiers, qui dĂ©montait le mythe de lâĂ©galitĂ© des chances rĂ©publicaine. Ils y dĂ©montraient que lâuniversitĂ©, sous couvert de neutralitĂ© et de sĂ©lection par le mĂ©rite, favorisait en rĂ©alitĂ© les enfants des classes dominantes qui possĂ©daient les codes culturels et le langage nĂ©cessaires Ă la rĂ©ussite scolaire.
Cette analyse sociologique imprĂšgne profondĂ©ment les discours des leaders Ă©tudiants de 68. Ils ne veulent plus dâune « universitĂ© bourgeoise » qui ne ferait que reproduire les Ă©lites et exclure les enfants dâouvriers. Ils rĂ©clament une ouverture rĂ©elle de lâenseignement supĂ©rieur, une pĂ©dagogie qui prenne en compte les inĂ©galitĂ©s de dĂ©part et une culture qui ne soit pas seulement celle de lâĂ©lite classique. Câest une remise en cause radicale de la mĂ©ritocratie telle quâelle Ă©tait conçue depuis le XIXe siĂšcle.
Les Ă©tudiants dĂ©noncent aussi le contenu des enseignements, jugĂ© idĂ©ologique et servant les intĂ©rĂȘts du capitalisme. Ils refusent de devenir les futurs cadres dociles dâune sociĂ©tĂ© de consommation quâils rejettent, ou les « chiens de garde » du systĂšme. Cette critique rejoint les idĂ©es marxistes et situationnistes qui voient dans lâuniversitĂ© un lieu de dressage social quâil faut subvertir ou dĂ©truire pour permettre lâĂ©mancipation rĂ©elle des individus.
đ La remise en cause de la relation pĂ©dagogique
Sur le plan purement pĂ©dagogique, Mai 68 est une rĂ©volte contre le cours magistral unilatĂ©ral. Les Ă©tudiants ne supportent plus dâĂȘtre des rĂ©ceptacles passifs du savoir dispensĂ© par un maĂźtre intouchable. Ils exigent la prise de parole, le dialogue, le travail en petits groupes et la participation active Ă lâĂ©laboration de leurs propres connaissances. Câest la fin symbolique de lâautoritĂ© de droit divin du professeur dâuniversitĂ©.
Cette exigence de participation se traduit par la demande de cogestion des Ă©tablissements : les Ă©tudiants veulent ĂȘtre reprĂ©sentĂ©s dans les conseils dâadministration, participer Ă lâĂ©laboration des programmes et au contrĂŽle des connaissances. Ils rejettent le systĂšme des examens terminaux couperets, jugĂ©s injustes et alĂ©atoires, et plaident pour le contrĂŽle continu, censĂ© ĂȘtre plus respectueux du travail rĂ©el de lâĂ©tudiant au long de lâannĂ©e.
LâinterdisciplinaritĂ© est aussi une revendication forte. Contre le cloisonnement strict des disciplines (histoire, lettres, droit, sciences), les contestataires veulent faire dialoguer les savoirs, croiser la sociologie et lâhistoire, la psychologie et la littĂ©rature, pour mieux apprĂ©hender la complexitĂ© du monde contemporain. Cette soif de dĂ©cloisonnement intellectuel sera lâun des moteurs des rĂ©formes qui suivront les Ă©vĂ©nements.
đ La rĂ©ponse politique : la loi Faure de 1968
đ Edgar Faure, le rĂ©formateur habile
AprĂšs la reprise en main politique par le gĂ©nĂ©ral de Gaulle fin mai et la large victoire gaulliste aux Ă©lections lĂ©gislatives de juin 1968, la question universitaire reste le chantier prioritaire. De Gaulle nomme Edgar Faure au ministĂšre de lâĂducation nationale, un homme politique centriste, cultivĂ© et habile manĆuvrier, avec pour mission de pacifier les campus et de reconstruire un systĂšme en ruine. Contrairement Ă une reprise en main autoritaire, Edgar Faure choisit de reprendre Ă son compte certaines revendications Ă©tudiantes pour moderniser lâinstitution.
Durant lâĂ©tĂ© et lâautomne 1968, il mĂšne dâintenses consultations et fait voter, en novembre, la Loi dâorientation de lâenseignement supĂ©rieur, dite « loi Faure ». Ce texte est rĂ©volutionnaire pour lâĂ©poque car il brise le cadre napolĂ©onien centralisĂ© qui rĂ©gissait lâuniversitĂ© française depuis le dĂ©but du XIXe siĂšcle. Edgar Faure rĂ©ussit le tour de force de faire voter cette loi libĂ©rale par une assemblĂ©e trĂšs conservatrice, en arguant que câest le seul moyen dâĂ©viter une nouvelle explosion rĂ©volutionnaire.
Tu peux retrouver le texte original et ses dĂ©crets dâapplication sur Legifrance, qui archive les grandes Ă©tapes lĂ©gislatives de la Ve RĂ©publique. Cette loi ne cherche pas Ă revenir Ă la situation dâavant-mai, mais entĂ©rine la nĂ©cessitĂ© dâune mutation profonde de lâenseignement supĂ©rieur français.
đ Les trois piliers : Autonomie, Participation, PluridisciplinaritĂ©
La loi Faure repose sur trois principes fondamentaux qui vont structurer lâuniversitĂ© française contemporaine. Le premier est lâautonomie. Les anciennes facultĂ©s centralisĂ©es sont supprimĂ©es et remplacĂ©es par des Ă©tablissements publics Ă caractĂšre scientifique et culturel (les futures universitĂ©s telles quâon les connaĂźt). Ces universitĂ©s acquiĂšrent une autonomie administrative, financiĂšre et pĂ©dagogique, leur permettant de dĂ©finir leurs propres statuts et projets, ce qui est une rupture majeure avec la tradition jacobine.
Le deuxiĂšme pilier est la participation. La loi introduit la dĂ©mocratie au sein de lâuniversitĂ© en crĂ©ant des conseils Ă©lus oĂč siĂšgent non seulement les professeurs, mais aussi les assistants, les personnels administratifs et techniques, et surtout les Ă©tudiants. MĂȘme si le pouvoir des Ă©tudiants reste minoritaire, leur entrĂ©e officielle dans les instances de dĂ©cision est une victoire directe des revendications de Mai 68. Câest la fin du pouvoir exclusif des mandarins.
Le troisiĂšme pilier est la pluridisciplinaritĂ©. La loi encourage le regroupement de disciplines diffĂ©rentes au sein dâune mĂȘme universitĂ©, pour favoriser les Ă©changes intellectuels et briser les barriĂšres entre les lettres, les sciences et les sciences humaines. Lâobjectif est de former des esprits plus ouverts et polyvalents. Ces nouvelles structures prennent le nom dâUnitĂ©s dâEnseignement et de Recherche (UER), ancĂȘtres de nos actuelles UFR (UnitĂ©s de Formation et de Recherche).
đ€ LâĂ©clatement de la Sorbonne et lâhĂ©ritage de 68
đ La fin de lâuniversitĂ© de Paris et la crĂ©ation des 13 universitĂ©s
Une consĂ©quence concrĂšte et immĂ©diate de la loi Faure est le dĂ©mantĂšlement de la gigantesque et ingĂ©rable UniversitĂ© de Paris. Lâadministration dĂ©cide de la scinder en treize universitĂ©s autonomes, numĂ©rotĂ©es de Paris I Ă Paris XIII. Ce dĂ©coupage obĂ©it Ă la fois Ă des logiques gĂ©ographiques, disciplinaires, mais aussi politiques. Lâobjectif est dâĂ©viter la constitution de bastions rĂ©volutionnaires trop puissants en dispersant les effectifs Ă©tudiants et enseignants.
Certaines universitĂ©s gardent une forte identitĂ© disciplinaire (le droit Ă Paris II Assas, les sciences Ă Paris VI et VII), tandis que dâautres tentent de jouer le jeu de la pluridisciplinaritĂ© (comme Paris I PanthĂ©on-Sorbonne). Cette partition crĂ©e aussi des clivages politiques durables : Assas devient le fief de la droite Ă©tudiante, tandis que dâautres campus restent marquĂ©s Ă gauche. Cette gĂ©ographie universitaire parisienne, bien que remaniĂ©e rĂ©cemment par des fusions, reste lâhĂ©ritage direct de lâaprĂšs-Mai 68.
En province Ă©galement, les grandes facultĂ©s Ă©clatent pour donner naissance Ă des universitĂ©s pluridisciplinaires (Lyon I, II, III ; Bordeaux I, II, III, etc.), reproduisant le modĂšle national de rĂ©organisation et dâautonomisation des Ă©tablissements dâenseignement supĂ©rieur.
đ LâexpĂ©rience de Vincennes et lâĂ©volution des mĆurs
Le symbole le plus Ă©clatant de lâuniversitĂ© post-68 est la crĂ©ation du Centre universitaire expĂ©rimental de Vincennes (qui deviendra plus tard lâuniversitĂ© Paris-VIII Ă Saint-Denis). Ouverte Ă lâautomne 1968 dans le bois de Vincennes, cette universitĂ© se veut lâanti-Sorbonne. Elle est ouverte aux non-bacheliers, accueille de nombreux Ă©tudiants travailleurs et Ă©trangers, et propose des enseignements novateurs en cinĂ©ma, psychanalyse, urbanisme ou arts plastiques, dispensĂ©s par des intellectuels de renom comme Michel Foucault ou Gilles Deleuze.
Vincennes incarne lâesprit libertaire de Mai 68 : absence de cours magistraux, dĂ©bats permanents, politisation intense. MĂȘme si cette expĂ©rience sera par la suite normalisĂ©e (et dĂ©mĂ©nagĂ©e, voire rasĂ©e en 1980), elle a durablement influencĂ© la pĂ©dagogie universitaire en introduisant des mĂ©thodes plus souples et interactives. Pour en savoir plus sur l’impact culturel de cette pĂ©riode, le site de Vie-publique.fr propose des dossiers de synthĂšse trĂšs complets.
Finalement, lâhĂ©ritage de Mai 68 et lâuniversitĂ© est ambivalent. Dâun cĂŽtĂ©, lâuniversitĂ© sâest dĂ©mocratisĂ©e, les relations profs-Ă©lĂšves se sont dĂ©tendues, et de nouvelles disciplines ont acquis leurs lettres de noblesse. De lâautre, la massification sâest poursuivie sans que les moyens ne soient toujours Ă la hauteur, et la question de la sĂ©lection (rĂ©apparue avec Parcoursup) reste un sujet brĂ»lant, montrant que les tensions rĂ©vĂ©lĂ©es en 1968 traversent encore notre systĂšme Ă©ducatif.
đ§ Ă retenir sur Mai 68 et lâuniversitĂ©
- La crise naĂźt dâun dĂ©calage entre la massification scolaire (baby-boom) et des structures universitaires archaĂŻques et autoritaires.
- Le mouvement part de Nanterre le 22 mars 1968 avant de gagner le Quartier latin, provoquant une grÚve générale inédite en mai.
- Les Ă©tudiants rĂ©clament la fin du systĂšme des « mandarins », plus de libertĂ© pĂ©dagogique et une ouverture sociale de lâuniversitĂ©.
- La crise dĂ©bouche sur la loi Faure de novembre 1968, qui instaure lâautonomie des universitĂ©s et la participation des Ă©tudiants aux conseils.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur Mai 68 et lâuniversitĂ©
đ§© Pourquoi tout a commencĂ© Ă lâuniversitĂ© de Nanterre ?
Nanterre cumulait les tensions : un campus moderne mais isolĂ© au milieu des bidonvilles, une forte concentration dâĂ©tudiants en sociologie politisĂ©s, et une administration rigide sur la mixitĂ© dans les dortoirs. CâĂ©tait le laboratoire idĂ©al pour la contestation.
𧩠Qui sont les « mandarins » critiqués par les étudiants ?
Ce terme pĂ©joratif dĂ©signe les professeurs dâuniversitĂ© titulaires de chaires, qui dĂ©tenaient un pouvoir absolu sur lâenseignement et les carriĂšres, sans dialogue avec les Ă©tudiants. Ils symbolisaient lâautoritĂ© verticale et vieillissante.
đ§© Quâest-ce que la loi Faure a changĂ© concrĂštement ?
VotĂ©e fin 1968, elle a supprimĂ© les vieilles facultĂ©s pour crĂ©er des universitĂ©s autonomes et pluridisciplinaires (les UER). Elle a aussi permis aux Ă©tudiants dâĂ©lire des reprĂ©sentants dans les conseils dâadministration des universitĂ©s.
