đŻ Pourquoi lâalliance entre De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision est-elle historique ?
Lâhistoire de la Ve RĂ©publique est indissociable de la rencontre entre un homme dâĂtat, Charles de Gaulle, et un mĂ©dia de masse naissant. De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision forment, dĂšs 1958, un couple politique inĂ©dit qui va transformer radicalement la maniĂšre de gouverner en France. Alors que la presse Ă©crite lui est souvent hostile, le GĂ©nĂ©ral comprend avant tout le monde que le petit Ă©cran est lâoutil idĂ©al pour Ă©tablir un lien direct, quasi charnel, avec les Français, contournant ainsi les partis et les corps intermĂ©diaires. Cette stratĂ©gie, fondĂ©e sur la maĂźtrise de lâimage et le monopole dâĂtat, marque la naissance de la communication politique contemporaine.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đĄ Le paysage mĂ©diatique de 1958 et la vision gaullienne
- đ„ Lâapprentissage de lâimage : du militaire Ă la star du petit Ă©cran
- đ Le monopole de la RTF et de lâORTF : une arme de pouvoir
- đłïž 1965 : Le choc de la concurrence et la modernitĂ© Ă©lectorale
- đ„ Mai 68 : La tĂ©lĂ©vision contestĂ©e et le retour Ă la radio
- đ€ LâhĂ©ritage du GĂ©nĂ©ral : vers la communication moderne
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour comprendre comment ce mĂ©dia naissant est devenu une arme politique redoutable.
đĄ Contexte historique : la France, De Gaulle et la rĂ©volution du petit Ă©cran
đ Une technologie en pleine expansion au service du pouvoir
Pour bien saisir lâimpact de la relation entre De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision, il faut dâabord visualiser la France de la fin des annĂ©es 1950. En 1958, lorsque le GĂ©nĂ©ral revient au pouvoir Ă la faveur de la crise algĂ©rienne, la tĂ©lĂ©vision est encore un objet de luxe, rare et curieux. On compte Ă peine un million de postes rĂ©cepteurs sur tout le territoire, souvent concentrĂ©s dans les zones urbaines et les milieux aisĂ©s. Cependant, la croissance de cet Ă©quipement est fulgurante : en moins dâune dĂ©cennie, le petit Ă©cran va envahir les foyers français, passant Ă prĂšs de 10 millions de postes Ă la fin de sa prĂ©sidence en 1969. Câest cette vague technologique que De Gaulle va surfer, transformant une curiositĂ© de salon en un vĂ©ritable invitĂ© permanent Ă la table des Français.
Contrairement Ă ses prĂ©dĂ©cesseurs de la IVe RĂ©publique, qui voyaient souvent la radio ou la presse Ă©crite comme les vecteurs principaux de lâinformation, De Gaulle perçoit immĂ©diatement la puissance Ă©motionnelle de lâimage. Il a dĂ©jĂ lâexpĂ©rience de la voix, celle du 18 juin 1940, qui a construit sa lĂ©gende par les ondes de la BBC. Mais il comprend que lâimage ajoute une dimension de prĂ©sence physique, dâautoritĂ© incarnĂ©e, indispensable Ă la constitution de la Ve RĂ©publique. Ce nouveau rĂ©gime, fondĂ© sur un exĂ©cutif fort, nĂ©cessite une incarnation puissante que seule la tĂ©lĂ©vision peut offrir en entrant directement dans lâintimitĂ© des citoyens.
De plus, le contexte politique de 1958 est particulier : la presse Ă©crite, quâelle soit de gauche ou dâune certaine droite libĂ©rale, est souvent critique envers le retour du GĂ©nĂ©ral et ses mĂ©thodes. Les partis politiques traditionnels, que De Gaulle mĂ©prise et qualifie de « rĂ©gime des partis », possĂšdent leurs propres relais dâopinion. Pour court-circuiter ces intermĂ©diaires quâil juge nuisibles Ă lâunitĂ© nationale, il doit trouver un canal direct. La tĂ©lĂ©vision, alors sous monopole dâĂtat via la RTF (Radiodiffusion-tĂ©lĂ©vision française), lui offre cette opportunitĂ© technique et juridique unique de sâadresser au peuple sans filtre.
đ La vision gaullienne de lâinformation
La conception que se fait Charles de Gaulle de lâinformation est verticale et rĂ©galienne. Pour lui, la tĂ©lĂ©vision nâest pas un simple divertissement ni un contre-pouvoir : câest la « voix de la France ». Dans son esprit, puisque lâĂtat dĂ©tient le monopole des ondes hertziennes, il est lĂ©gitime que le chef de lâĂtat, Ă©lu et reprĂ©sentant la nation, puisse en disposer pour expliquer sa politique. Il ne voit pas la RTF comme un service public neutre au sens moderne, mais comme un instrument au service de la grandeur nationale et de la stabilitĂ© de l’exĂ©cutif, surtout dans les pĂ©riodes de crise comme la guerre d’AlgĂ©rie.
Cette vision sâoppose frontalement Ă la culture anglo-saxonne, oĂč la presse est un « chien de garde » (watchdog) de la dĂ©mocratie. En France, sous l’Ăšre gaullienne, l’information tĂ©lĂ©visĂ©e est perçue comme un prolongement de l’action gouvernementale. Le journaliste de tĂ©lĂ©vision est souvent assimilĂ© Ă un fonctionnaire devant une certaine loyautĂ© envers l’institution. Cette mainmise est justifiĂ©e par le pouvoir gaulliste au nom de lâintĂ©rĂȘt supĂ©rieur de la nation : face aux factions, aux putschistes ou aux dĂ©sordres, la tĂ©lĂ©vision doit montrer la voie de lâordre et de la raison. Câest dans cette logique que sâinstalle une relation asymĂ©trique : le pouvoir parle, la tĂ©lĂ©vision diffuse, et le peuple Ă©coute.
Il est crucial de noter que cette stratĂ©gie n’est pas seulement opportuniste, elle est doctrinale. De Gaulle thĂ©orise le lien direct entre le chef et le peuple. Les rĂ©fĂ©rendums, qu’il affectionne particuliĂšrement, sont les moments forts de cette stratĂ©gie. Chaque campagne rĂ©fĂ©rendaire est prĂ©parĂ©e par des allocutions tĂ©lĂ©visĂ©es soigneusement orchestrĂ©es. Lâexpression « De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision » devient synonyme de cette dĂ©mocratie directe oĂč le PrĂ©sident demande aux Français de lui renouveler leur confiance « les yeux dans les yeux », par Ă©cran interposĂ©, en dramatisant souvent lâenjeu pour obtenir une adhĂ©sion massive.
Enfin, cette pĂ©riode marque le dĂ©but d’une uniformisation culturelle. La tĂ©lĂ©vision, avec sa chaĂźne unique (puis deux Ă partir de 1964), crĂ©e des rĂ©fĂ©rences communes pour tous les Français. Quand le GĂ©nĂ©ral parle Ă 20 heures, câest tout le pays qui sâarrĂȘte. Il devient une figure familiĂšre, presque un membre de la famille, dont on guette les apparitions, les gestes et les formules chocs. Cette omniprĂ©sence mĂ©diatique prĂ©pare le terrain pour les Ă©volutions futures, notamment l’article sur la tĂ©lĂ©vision et les Ă©lections, qui montrera comment ce modĂšle a dĂ» s’adapter Ă la concurrence politique.
đ„ Lâapprentissage de lâimage : du militaire Ă la bĂȘte de scĂšne
đ Des dĂ©buts hĂ©sitants et lâinfluence de la mise en scĂšne
On lâoublie souvent, mais Charles de Gaulle nâa pas Ă©tĂ© immĂ©diatement un grand orateur tĂ©lĂ©visuel. Ses premiĂšres apparitions, au moment de son retour en 1958, sont statiques, austĂšres, voire maladroites. HabituĂ© aux discours de tribune devant des foules immenses ou aux allocutions radiophoniques oĂč seul le texte compte, il se retrouve mal Ă lâaise face Ă lâobjectif froid dâune camĂ©ra. Il lit ses notes, porte souvent ses lunettes Ă verres Ă©pais qui masquent son regard, et reste figĂ© dans une posture militaire rigide. Lâimage renvoyĂ©e est celle dâun homme du passĂ©, un militaire vieillissant, ce qui contraste avec la modernitĂ© du mĂ©dia quâil entend utiliser.
Conscient de ces lacunes, De Gaulle, qui est un pragmatique, accepte de se faire conseiller. Câest ici quâintervient une figure clĂ© de lâombre : Marcel Bleustein-Blanchet, le fondateur de Publicis. Bien que la publicitĂ© politique nâexiste pas encore, les techniques de communication commencent Ă Ă©merger. On conseille au GĂ©nĂ©ral dâapprendre ses textes par cĆur pour pouvoir fixer la camĂ©ra, donc les Français, droit dans les yeux. C’est une rĂ©volution pour lui. Il travaille sa mĂ©morisation de maniĂšre phĂ©nomĂ©nale, capable de retenir des discours de vingt minutes Ă la virgule prĂšs, ce qui lui permet de se libĂ©rer de ses papiers et de ses lunettes.
La mise en scĂšne Ă©volue Ă©galement. Fini le bureau encombrĂ© de dossiers administratifs. Le dĂ©cor sâĂ©pure : une bibliothĂšque en arriĂšre-plan, parfois un drapeau, une tenue civile (souvent un costume croisĂ© gris ou noir) qui remplace progressivement lâuniforme, sauf dans les moments de gravitĂ© extrĂȘme. Lâobjectif est de « civilianiser » le pouvoir, de montrer le chef de lâĂtat et non plus seulement le gĂ©nĂ©ral de la LibĂ©ration. Cette transformation visuelle est essentielle pour ancrer la lĂ©gitimitĂ© de la Ve RĂ©publique dans la durĂ©e et la normalitĂ© dĂ©mocratique, au-delĂ de l’exceptionnalitĂ© de la guerre.
đ La rhĂ©torique gestuelle et verbale
Une fois la technique maĂźtrisĂ©e, De Gaulle dĂ©veloppe un style inimitable qui va marquer lâhistoire de la tĂ©lĂ©vision. Il transforme son corps en instrument de persuasion. Ses grands bras, qui semblaient encombrants, deviennent des outils pour scander le discours, embrasser lâespace et souligner les points forts. Qui ne se souvient pas de ses mains sâĂ©levant vers le ciel, de ses index pointĂ©s pour avertir, ou de ses gestes circulaires pour englober la nation ? Cette gestuelle théùtrale, parfois caricaturĂ©e, est en rĂ©alitĂ© parfaitement Ă©tudiĂ©e pour capter lâattention sur des Ă©crans noir et blanc souvent petits et de qualitĂ© mĂ©diocre.
Sur le plan verbal, De Gaulle adapte son Ă©loquence classique au format tĂ©lĂ©visuel. Il utilise des formules chocs, des anaphores et des interrogations rhĂ©toriques qui interpellent directement le tĂ©lĂ©spectateur. Il joue sur les silences, maĂźtrise le rythme, ralentit pour donner de la gravitĂ© ou accĂ©lĂšre pour montrer la dĂ©termination. Des phrases comme « Je vous ai compris » (bien que prononcĂ©e au balcon Ă Alger, elle rĂ©sonne dans tout son style ultĂ©rieur) ou « Aidez-moi ! » lors du rĂ©fĂ©rendum de 1961, sont prononcĂ©es avec une intensitĂ© dramatique que la tĂ©lĂ©vision amplifie. Il crĂ©e une intimitĂ© paradoxale : il est Ă la fois le monarque distant et l’homme qui s’invite dans le salon.
Cette performance dâacteur politique est unique en son genre. Aucun autre homme politique de lâĂ©poque, que ce soit MendĂšs France (plus professoral) ou Guy Mollet, ne parvient Ă habiter lâĂ©cran avec une telle puissance. De Gaulle invente littĂ©ralement le format de lâallocution prĂ©sidentielle solennelle. Il transforme la confĂ©rence de presse en grand-messe mĂ©diatique Ă lâĂlysĂ©e, oĂč les journalistes servent souvent de faire-valoir pour des rĂ©ponses prĂ©parĂ©es Ă l’avance, vĂ©ritables morceaux d’anthologie diffusĂ©s ensuite intĂ©gralement Ă la tĂ©lĂ©vision. Pour approfondir le rĂŽle des autres mĂ©dias dans l’histoire, vous pouvez consulter la page sur les radios libres qui Ă©mergeront plus tard en rĂ©action Ă ce contrĂŽle.
đ Le monopole de la RTF et de lâORTF : une arme de pouvoir
đ Le MinistĂšre de lâInformation : la tour de contrĂŽle
Lâutilisation de la tĂ©lĂ©vision par De Gaulle repose sur une structure administrative rigide : le monopole dâĂtat sur la radiodiffusion. Sous la Ve RĂ©publique naissante, la RTF (Radiodiffusion-tĂ©lĂ©vision française) est placĂ©e sous la tutelle directe du MinistĂšre de lâInformation. Ce ministĂšre, vĂ©ritable tour de contrĂŽle, veille Ă ce que le contenu diffusĂ© soit conforme Ă la ligne gouvernementale. Le ministre de lâInformation (des hommes comme Alain Peyrefitte joueront un rĂŽle clĂ©) est en contact permanent avec les directeurs de lâinformation de la chaĂźne. Câest lâĂ©poque oĂč les conducteurs des journaux tĂ©lĂ©visĂ©s sont validĂ©s, voire modifiĂ©s, par le pouvoir politique.
Ce systĂšme de « verrouillage » est particuliĂšrement visible lors du traitement de lâactualitĂ© sensible, comme la guerre dâAlgĂ©rie. Les images sont triĂ©es, les commentaires orientĂ©s. Lâopposition politique est quasiment absente des Ă©crans, ou alors prĂ©sentĂ©e sous un jour dĂ©favorable. Les grĂšves, les manifestations hostiles au rĂ©gime sont minimisĂ©es, tandis que les voyages officiels du GĂ©nĂ©ral en province, ses bains de foule et ses discours sont couverts avec une ampleur disproportionnĂ©e. On parle alors de la « tĂ©lĂ© du GĂ©nĂ©ral ». Les journalistes de la RTF, bien que souvent talentueux, travaillent sous une pression constante et lâautocensure est monnaie courante pour faire carriĂšre.
En 1964, la RTF devient lâORTF (Office de radiodiffusion-tĂ©lĂ©vision française). Si le statut change en thĂ©orie pour offrir plus dâautonomie de gestion et une personnalitĂ© morale Ă lâorganisme, la tutelle politique reste extrĂȘmement forte dans les faits. Le conseil dâadministration est majoritairement nommĂ© par lâĂtat. LâORTF reste une administration de mission, chargĂ©e dâĂ©duquer, de distraire et dâinformer, mais dans un cadre dĂ©fini par le pouvoir gaulliste. Cette mainmise commence Ă susciter des critiques de plus en plus vives de la part de lâopposition de gauche, mais aussi des centristes et dâune partie de lâopinion publique qui sâinforme via les radios pĂ©riphĂ©riques (Europe 1, RTL) plus libres de ton.
đ Les « inter » et la gestion de la crise
Au sein de la rĂ©daction, une distinction s’opĂšre entre les journalistes dociles et ceux qui tentent de faire leur mĂ©tier avec indĂ©pendance. Les prĂ©sentateurs du journal tĂ©lĂ©visĂ©, vĂ©ritables stars de lâĂ©poque (comme LĂ©on Zitrone ou Georges de Caunes), sont les visages de cette information officielle. On les surnomme parfois ironiquement les « voix de son maĂźtre ». Cependant, il serait caricatural de dire que tout Ă©tait dictĂ© mot Ă mot. Câest plutĂŽt un climat de connivence et de hiĂ©rarchie qui rĂšgne. Le directeur de l’information participe chaque matin Ă une rĂ©union interministĂ©rielle pour dĂ©finir les « angles » de la journĂ©e.
Cette gestion centralisĂ©e montre toute son efficacitĂ© (et ses limites Ă©thiques) lors des crises. Lors du putsch des GĂ©nĂ©raux en avril 1961, De Gaulle utilise la tĂ©lĂ©vision de maniĂšre magistrale. Il apparaĂźt en uniforme de gĂ©nĂ©ral de brigade (un choix vestimentaire exceptionnel et symbolique) et prononce un discours foudroyant oĂč il dĂ©lie les soldats de leur obĂ©issance aux putschistes. « Françaises, Français, aidez-moi ! ». La diffusion de ce message, captĂ©e par les appelĂ©s du contingent en AlgĂ©rie via leurs postes transistors (radio) et vue en mĂ©tropole Ă la tĂ©lĂ©vision, brise lâĂ©lan du coup dâĂtat. La tĂ©lĂ©vision devient ici un outil de sauvegarde de la RĂ©publique, lĂ©gitimant aux yeux de beaucoup le contrĂŽle de lâĂtat sur cet outil stratĂ©gique.
NĂ©anmoins, cette utilisation unilatĂ©rale nourrit une frustration croissante. Lâopposition politique (communistes, socialistes, radicaux) dĂ©nonce le « scandale de lâORTF ». Ils calculent le temps de parole : le gouvernement et la majoritĂ© occupent lâĂ©crasante majoritĂ© du temps dâantenne, ne laissant que des miettes Ă lâopposition, souvent relĂ©guĂ©e Ă des horaires de faible Ă©coute ou Ă des formats trĂšs courts. Cette iniquitĂ© structurelle va devenir un enjeu central lors de la premiĂšre Ă©lection prĂ©sidentielle au suffrage universel direct. Pour comprendre comment ces tensions se rĂ©percutent sur d’autres mĂ©dias, je vous invite Ă lire l’article sur la presse pendant Mai 68.
đłïž 1965 : Le choc de la concurrence et la modernitĂ© Ă©lectorale
đ Une campagne Ă©lectorale Ă lâamĂ©ricaine ?
LâĂ©lection prĂ©sidentielle de 1965 marque un tournant dĂ©cisif dans lâhistoire de la communication politique française. Pour la premiĂšre fois, le PrĂ©sident est Ă©lu au suffrage universel direct. De Gaulle, sĂ»r de sa lĂ©gitimitĂ© historique, pense que sa réélection sera une formalitĂ© et dĂ©daigne dans un premier temps la campagne tĂ©lĂ©visĂ©e. Il estime quâil nâa pas besoin de sâabaisser Ă dĂ©battre ou Ă faire de la rĂ©clame comme ses concurrents. Il refuse dâutiliser son temps de parole officiel au premier tour, laissant lâĂ©cran libre Ă ses adversaires. Câest une erreur stratĂ©gique majeure quâil paiera par une mise en ballottage inattendue.
Face Ă lui, ses adversaires saisissent cette opportunitĂ© inespĂ©rĂ©e. Jean Lecanuet, candidat centriste jeune et dynamique, mĂšne une campagne « Ă lâamĂ©ricaine », inspirĂ©e par celle de John F. Kennedy. ConseillĂ© par Michel Bongrand, il utilise la tĂ©lĂ©vision pour sourire, montrer ses dents blanches (ce qui lui vaudra le surnom de « Monsieur Dents Blanches »), et incarner la modernitĂ© face Ă un De Gaulle vieillissant. François Mitterrand, candidat unique de la gauche, utilise aussi son temps de parole pour attaquer violemment le « pouvoir personnel » et critiquer la gestion gaulliste. Les Français dĂ©couvrent le pluralisme politique Ă la tĂ©lĂ©vision : pour la premiĂšre fois, on critique le GĂ©nĂ©ral sur la chaĂźne de lâĂtat, devant des millions de tĂ©lĂ©spectateurs.
Lâimpact est immĂ©diat. Le mythe de lâintouchabilitĂ© de De Gaulle se fissure. Les audiences explosent lors des interventions des candidats. La tĂ©lĂ©vision transforme lâĂ©lection en un spectacle national, introduisant des critĂšres nouveaux : lâaisance, le physique, la capacitĂ© de sĂ©duction, la rapiditĂ© de la rĂ©partie. Ce nâest plus seulement un affrontement dâidĂ©es, câest un affrontement dâimages. Le candidat Tixier-Vignancour (extrĂȘme droite) excelle aussi dans ce format par son talent d’avocat. La tĂ©lĂ©vision devient l’arĂšne principale de la dĂ©mocratie, relĂ©guant les meetings traditionnels au second plan.
đ Le rĂ©veil du GĂ©nĂ©ral entre les deux tours
Le soir du premier tour, le 5 dĂ©cembre 1965, câest la stupeur : De Gaulle est en ballottage avec 44,6 % des voix. Il ne passe pas au premier tour. VexĂ© mais combatif, il comprend quâil doit changer de tactique pour le second tour face Ă François Mitterrand. Il descend alors dans lâarĂšne mĂ©diatique. Il accepte de se faire interviewer Ă la tĂ©lĂ©vision, non pas par un journaliste complaisant, mais par Michel Droit. Bien que lâentretien soit prĂ©parĂ©, le format change : De Gaulle dialogue, sâanime, montre de lâhumour et de la pugnacitĂ©. Il sort de sa posture de statue du Commandeur pour redevenir un candidat en campagne.
Cette sĂ©rie dâentretiens entre les deux tours est un modĂšle de communication de crise. De Gaulle joue sur la peur du chaos (« Moi ou le chaos »), mais il le fait avec une bonhomie et une pĂ©dagogie qui rassurent. Il justifie sa politique europĂ©enne, sociale et institutionnelle. Il parvient Ă inverser la tendance et lâemporte finalement avec 55 % des voix. Cependant, la leçon est retenue : Ă lâĂšre de la tĂ©lĂ©vision, aucune lĂ©gitimitĂ©, mĂȘme historique, ne suffit plus sans une prĂ©sence mĂ©diatique active et adaptĂ©e. La politique est devenue un mĂ©tier de communication.
Cette Ă©lection de 1965 crĂ©e un prĂ©cĂ©dent irrĂ©versible. DĂ©sormais, la tĂ©lĂ©vision sera le juge de paix des Ă©lections prĂ©sidentielles. Elle impose ses codes : des formats plus courts, plus visuels, la nĂ©cessitĂ© de « passer bien » Ă lâimage. Câest le dĂ©but de la mĂ©diatisation Ă outrance de la vie politique française. Pour aller plus loin sur l’impact des mĂ©dias rĂ©cents sur la politique, je te conseille de consulter l’article sur Internet et les fake news, qui montre comment les canaux de diffusion ont encore Ă©voluĂ© depuis cette Ă©poque pionniĂšre.
đ„ Mai 68 : La tĂ©lĂ©vision contestĂ©e et le retour Ă la radio
đ Le silence et le dĂ©calage de lâORTF
La crise de Mai 68 rĂ©vĂšle brutalement les limites du contrĂŽle gaulliste sur la tĂ©lĂ©vision. Alors que les Ă©tudiants dressent des barricades au Quartier Latin et que la France se paralyse sous lâeffet des grĂšves gĂ©nĂ©rales, la tĂ©lĂ©vision offre un spectacle surrĂ©aliste de dĂ©connexion. Pendant les premiers jours des Ă©meutes, lâORTF ne montre quasiment rien des affrontements. Le journal tĂ©lĂ©visĂ© parle de tout sauf de la rĂ©volte Ă©tudiante, ou alors en termes trĂšs Ă©dulcorĂ©s et condamnant les « pĂšgres ». Ce silence imposĂ© par le pouvoir (le ministre de lâInformation filtre tout) discrĂ©dite totalement la tĂ©lĂ©vision dâĂtat aux yeux de la jeunesse et dâune grande partie de lâopinion.
Les Français se tournent alors massivement vers les radios pĂ©riphĂ©riques (Europe 1 et RTL), qui, grĂące Ă leurs reporters en direct dans les manifestations (les voitures-radio), racontent les Ă©vĂ©nements minute par minute, sans censure. La tĂ©lĂ©vision apparaĂźt comme un mĂ©dia fossilisĂ©, un outil de propagande obsolĂšte face Ă la rĂ©alitĂ© de la rue. Câest un Ă©chec majeur pour la stratĂ©gie de « De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision ». Le lien direct est rompu, lâĂ©cran fait Ă©cran Ă la rĂ©alitĂ©. MĂȘme lâallocution tĂ©lĂ©visĂ©e du GĂ©nĂ©ral le 24 mai est un fiasco : il apparaĂźt vieilli, dĂ©passĂ©, proposant un rĂ©fĂ©rendum sur la participation qui tombe Ă plat. La magie nâopĂšre plus.
Pire encore pour le pouvoir, la contestation gagne lâintĂ©rieur mĂȘme de la citadelle gaulliste. Les journalistes de lâORTF entrent en grĂšve. Ils rĂ©clament lâautonomie de lâinformation et la fin de la tutelle politique. Cette grĂšve de lâORTF est un Ă©vĂ©nement historique : pour la premiĂšre fois, ceux qui fabriquent lâimage du pouvoir refusent de continuer Ă servir la propagande. Les Ă©crans noirs ou les programmes minimums remplacent les Ă©missions habituelles, rendant visible la crise du rĂ©gime jusque dans les salons.
đ Le coup de maĂźtre radiophonique du 30 mai
Face Ă cet Ă©chec tĂ©lĂ©visuel, De Gaulle va opĂ©rer un retour aux sources gĂ©nial sur le plan tactique. Le 29 mai, il disparaĂźt (le fameux voyage Ă Baden-Baden). Le pays est dans lâangoisse. Le 30 mai, il revient et dĂ©cide de sâadresser aux Français. Mais cette fois, il refuse la tĂ©lĂ©vision. Il choisit la radio. Pourquoi ce choix ? Dâabord parce que les techniciens de la tĂ©lĂ©vision sont en grĂšve, rendant la diffusion incertaine. Mais surtout, De Gaulle comprend que son image physique, celle dâun vieil homme de 77 ans, peut le desservir face Ă la jeunesse rĂ©voltĂ©e. La voix, en revanche, reste intacte, puissante, intemporelle. Elle rappelle le 18 juin, la RĂ©sistance, lâautoritĂ© pure sans les stigmates de lâĂąge.
Le discours du 30 mai 1968 Ă la radio est un modĂšle de fermetĂ©. Dâun ton sec et cassant, il annonce quâil ne se retirera pas, dissout lâAssemblĂ©e nationale et appelle Ă lâaction civique. Lâeffet est foudroyant. PrivĂ©s de lâimage dâun prĂ©sident fatiguĂ©, les Français retrouvent le mythe. La manifestation monstre sur les Champs-ĂlysĂ©es qui suit immĂ©diatement le discours marque le retournement de situation. De Gaulle a gagnĂ© la bataille de lâopinion ce jour-lĂ en renonçant temporairement Ă la tĂ©lĂ©vision pour mieux utiliser la mĂ©moire auditive des Français.
Quelques jours plus tard, en juin, une fois lâordre rĂ©tabli, il revient Ă la tĂ©lĂ©vision pour une interview avec Michel Droit. Cette fois, il est triomphant, dĂ©tendu, maĂźtre de son art. Il a repris le contrĂŽle. Mais la crise de Mai 68 a laissĂ© des traces indĂ©lĂ©biles. Elle a prouvĂ© quâune tĂ©lĂ©vision aux ordres ne peut pas cacher indĂ©finiment la rĂ©alitĂ© sociale. La rĂ©forme de lâORTF devient inĂ©vitable, mĂȘme si elle sera lente et que le contrĂŽle politique perdurera sous ses successeurs. Pour plus de dĂ©tails sur le rĂŽle des nouveaux mĂ©dias dans l’opinion, voir l’article sur les rĂ©seaux sociaux et l’opinion.
đ€ LâhĂ©ritage : De Gaulle, pĂšre de la com’ politique moderne
đ La prĂ©sidentialisation du petit Ă©cran
LâĂšre « De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision » a figĂ© les codes de la communication prĂ©sidentielle pour les dĂ©cennies suivantes. Tous les prĂ©sidents de la Ve RĂ©publique, de Pompidou Ă Macron, se sont inscrits dans les pas du GĂ©nĂ©ral, tout en adaptant le style Ă leur Ă©poque. Lâallocution solennelle depuis le bureau de lâĂlysĂ©e, les vĆux du 31 dĂ©cembre (une tradition instaurĂ©e par De Gaulle), la confĂ©rence de presse comme moment fort du quinquennat (ou septennat), sont des rituels hĂ©ritĂ©s directement du gaullisme. De Gaulle a sacralisĂ© la parole prĂ©sidentielle tĂ©lĂ©visĂ©e, en faisant un moment hors du temps mĂ©diatique ordinaire.
Cependant, ses successeurs devront composer avec la fin du monopole. Georges Pompidou, bien que gaulliste, commencera Ă ouvrir timidement les vannes (rĂ©forme Chaban-Delmas). ValĂ©ry Giscard dâEstaing tentera de dĂ©sacraliser la fonction en jouant de lâaccordĂ©on ou en sâinvitant Ă dĂźner chez les Français, rompant avec la statue du Commandeur. François Mitterrand, grand adversaire du monopole, lâabolira finalement en 1982, autorisant les radios libres et les tĂ©lĂ©visions privĂ©es. Mais paradoxalement, Mitterrand deviendra lui aussi un maĂźtre de la mise en scĂšne tĂ©lĂ©visuelle, utilisant la « force tranquille » et les rites monarchiques de la fonction.
LâhĂ©ritage est aussi celui dâune certaine mĂ©fiance française envers les liens entre mĂ©dias et pouvoir. Lâombre de lâORTF plane longtemps sur la tĂ©lĂ©vision publique. LâidĂ©e que le PrĂ©sident nomme les dirigeants de lâaudiovisuel public (rĂ©instaurĂ©e un temps par Nicolas Sarkozy) rĂ©veille toujours le souvenir de lâĂ©poque Peyrefitte. La culture politique française reste marquĂ©e par cette centralitĂ© de lâexĂ©cutif dans lâespace mĂ©diatique, contrairement aux pays parlementaires oĂč le dĂ©bat est plus horizontal.
đ Une leçon pour l’avenir
En conclusion, Ă©tudier De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision, câest comprendre comment un outil technique peut redĂ©finir la dĂ©mocratie. Le GĂ©nĂ©ral a montrĂ© quâen politique, la forme est aussi importante que le fond, et que la maĂźtrise du canal de diffusion est une clĂ© de la souverainetĂ© politique. Aujourdâhui, Ă lâheure des rĂ©seaux sociaux, de Twitter et de la communication virale, la logique du « lien direct » voulue par De Gaulle est poussĂ©e Ă son paroxysme, mais sans le filtre de la solennitĂ©.
Les hommes politiques modernes cherchent toujours ce contact sans intermĂ©diaire que De Gaulle avait thĂ©orisĂ©. Sauf quâau lieu dâune chaĂźne unique captivant 20 millions de Français simultanĂ©ment, ils doivent dĂ©sormais fragmenter leur parole sur une multitude de plateformes. Le dĂ©fi nâest plus de contourner la presse hostile, mais de capter lâattention dans un ocĂ©an dâinformations. Pourtant, la posture gaullienne reste la rĂ©fĂ©rence absolue : celle dâun chef qui sâĂ©lĂšve au-dessus des partis pour parler Ă la nation, les yeux dans les yeux. Pour approfondir le cadre lĂ©gal et citoyen de ces questions, vous pouvez consulter les ressources de Vie-publique.fr.
La tĂ©lĂ©vision a Ă©tĂ© le « sabre » mĂ©diatique du GĂ©nĂ©ral, comme les blindĂ©s furent son Ă©pĂ©e militaire. Elle a permis dâinstaller durablement la Ve RĂ©publique dans lâimaginaire collectif, faisant du PrĂ©sident de la RĂ©publique la star incontestĂ©e de la vie politique française, pour le meilleur et pour le pire.
đ§ Ă retenir sur De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision
- En 1958, De Gaulle saisit le potentiel de la télévision pour établir un lien direct avec les Français, contournant les partis et la presse écrite hostile.
- Il met en place un contrĂŽle strict de l’information via le MinistĂšre de l’Information et l’ORTF, transformant la TV en instrument de stabilitĂ© de l’Ătat.
- L’Ă©lection prĂ©sidentielle de 1965 marque un tournant : contraint au ballottage, De Gaulle doit descendre dans l’arĂšne et adopter les codes modernes de la communication politique.
- La crise de Mai 68 montre les limites de la censure : le silence de l’ORTF pousse les Français vers les radios pĂ©riphĂ©riques, et De Gaulle sauve son pouvoir par un discours radiophonique le 30 mai.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur De Gaulle et la tĂ©lĂ©vision
𧩠Pourquoi dit-on que De Gaulle a « inventé » la communication politique ?
Parce qu’il est le premier en France Ă avoir utilisĂ© systĂ©matiquement un mĂ©dia de masse (la tĂ©lĂ©vision) pour s’adresser directement au peuple, en soignant sa mise en scĂšne, sa gestuelle et en court-circuitant les corps intermĂ©diaires comme les partis ou les syndicats.
đ§© Qu’est-ce que l’ORTF et quel Ă©tait son rĂŽle ?
L’ORTF (Office de radiodiffusion-tĂ©lĂ©vision française), créé en 1964, Ă©tait l’organisme public gĂ©rant la radio et la tĂ©lĂ©vision. Bien qu’autonome en thĂ©orie, il Ă©tait en rĂ©alitĂ© sous la tutelle Ă©troite du pouvoir gaulliste qui contrĂŽlait l’information politique diffusĂ©e.
𧩠Comment De Gaulle a-t-il réagi pendant Mai 68 vis-à -vis des médias ?
Au dĂ©but, l’ORTF a censurĂ© les images des Ă©meutes, ce qui a dĂ©crĂ©dibilisĂ© la tĂ©lĂ©vision. AprĂšs une allocution tĂ©lĂ©visĂ©e ratĂ©e le 24 mai, De Gaulle a repris la main le 30 mai par un discours Ă la radio, mĂ©dia qui rappelait sa lĂ©gitimitĂ© historique du 18 juin 1940.
