đŻ Pourquoi ce mouvement est-il emblĂ©matique en histoire ?
Le mouvement des Gilets jaunes, nĂ© Ă lâautomne 2018, a marquĂ© les esprits par sa durĂ©e, sa violence et ses modes dâaction inĂ©dits, bouleversant le paysage politique français. Ce soulĂšvement spontanĂ©, parti dâune contestation contre la hausse des taxes sur le carburant, a rapidement cristallisĂ© une colĂšre sociale bien plus profonde, rappelant de nombreux Ă©pisodes de notre passĂ©. Pour lâhistorien comme pour lâĂ©lĂšve, analyser les Gilets jaunes et comparaisons historiques permet de comprendre les permanences des luttes sociales en France, de la Jacquerie mĂ©diĂ©vale aux barricades de 1968. Nous allons voir que derriĂšre le fluo du gilet de sĂ©curitĂ© se cachent des mĂ©canismes de rĂ©volte sĂ©culaires qui structurent lâhistoire de France.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đž De la Jacquerie aux Gilets jaunes : la constante fiscale
- đ«đ· Cahiers de dolĂ©ances et Sans-culottes : l’hĂ©ritage de 1789
- 𧱠Barricades et ronds-points : les échos du XIXe siÚcle
- đ La boutique contre l’Ătat : du Poujadisme aux Bonnets rouges
- đŁ Mai 68 et Gilets jaunes : deux mondes qui s’opposent ?
- đłïž DĂ©gagisme et crise de la reprĂ©sentation politique
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour bien comprendre le contexte de ce thĂšme.
đž De la Jacquerie aux Gilets jaunes : la constante fiscale
đ LâimpĂŽt comme Ă©tincelle de la rĂ©volte
Lâhistoire des rĂ©voltes populaires en France est indissociable de la question de lâimpĂŽt, qui est bien souvent lâĂ©tincelle mettant le feu aux poudres dans un contexte de prĂ©caritĂ© Ă©conomique. Lorsque le mouvement des Gilets jaunes Ă©clate en novembre 2018, lâĂ©lĂ©ment dĂ©clencheur est la hausse de la TICPE (Taxe intĂ©rieure de consommation sur les produits Ă©nergĂ©tiques), perçue comme injuste par les ruraux et les pĂ©ri-urbains dĂ©pendants de leur voiture. Cette mĂ©canique de lâimpĂŽt « de trop » nous renvoie directement aux grandes rĂ©voltes dâAncien RĂ©gime, oĂč la crĂ©ation ou lâaugmentation dâune taxe royale provoquait des levĂ©es de boucliers immĂ©diates. Lâhistoire nous montre que la lĂ©gitimitĂ© de lâimpĂŽt est fragile lorsque le contribuable a le sentiment de ne rien recevoir en retour ou de payer pour les excĂšs dâune Ă©lite lointaine.
Si lâon regarde en arriĂšre, les jacqueries au Moyen Ăge fonctionnaient exactement sur ce modĂšle de rĂ©action Ă©pidermique face Ă la pression fiscale seigneuriale ou royale. La Grande Jacquerie de 1358, par exemple, a vu les paysans du Bassin parisien se soulever contre la noblesse quâils accusaient de ne plus assurer leur protection tout en exigeant toujours plus de ressources. Câest exactement le mĂȘme ressort psychologique que lâon retrouve chez les Gilets jaunes : le sentiment dâĂȘtre la « vache Ă lait » de lâĂtat, payant pour des services publics qui disparaissent des campagnes, crĂ©ant une fracture territoriale majeure. La comparaison avec les rĂ©voltes mĂ©diĂ©vales est donc pertinente sur le plan de la causalitĂ© initiale : une rupture du contrat moral entre le peuple et ceux qui prĂ©lĂšvent la richesse.
đ Les rĂ©voltes antifiscales du XVIIe siĂšcle
Le parallĂšle devient encore plus frappant lorsquâon Ă©tudie les mouvements du XVIIe siĂšcle, Ă©poque dorĂ©e des sĂ©ditions antifiscales face Ă la construction de lâĂtat absolutiste. Les rĂ©voltes paysannes (XVIIe) comme celle des Croquants dans le PĂ©rigord ou des Nu-Pieds en Normandie (1639) partagent de nombreux points communs avec la mobilisation des Gilets jaunes. Dans les deux cas, il sâagit de mouvements qui partent de la base, sans leader national préétabli, et qui agrĂšgent des communautĂ©s solidaires face Ă lâadministration centrale. En 1639, les Nu-Pieds refusaient lâintroduction de la gabelle (impĂŽt sur le sel) ; en 2018, les Gilets jaunes refusent la taxe carbone : la nature du produit change, mais la symbolique de lâatteinte au pouvoir dâachat reste identique.
Un autre point de convergence fascinant est la sociologie de ces mouvements historiques par rapport Ă celle de 2018. Les rĂ©voltes du XVIIe siĂšcle nâĂ©taient pas uniquement le fait des plus misĂ©reux, mais impliquaient souvent des petits notables, des artisans et des paysans aisĂ©s qui craignaient le dĂ©classement. De la mĂȘme maniĂšre, le mouvement des Gilets jaunes a mobilisĂ© de nombreux travailleurs pauvres, mais aussi des retraitĂ©s, des artisans et des petits entrepreneurs inquiets pour leur avenir. Ce n’est pas une rĂ©volte de la misĂšre absolue, mais une rĂ©volte de la « peur de tomber », une angoisse du dĂ©classement social face Ă une pression fiscale jugĂ©e confiscatoire. Câest une constante historique : les rĂ©volutions naissent souvent lorsque lâespoir dâascension sociale se brise.
đ«đ· Cahiers de dolĂ©ances et Sans-culottes : l’hĂ©ritage de 1789
đ La symbolique rĂ©volutionnaire omniprĂ©sente
DĂšs les premiĂšres semaines de mobilisation, les rĂ©fĂ©rences Ă la RĂ©volution française de 1789 ont saturĂ© le discours et lâimagerie des Gilets jaunes. On a vu fleurir des bonnets phrygiens sur les ronds-points, on a entendu chanter La Marseillaise Ă tue-tĂȘte, et des guillotines factices ont mĂȘme Ă©tĂ© Ă©rigĂ©es lors de certaines manifestations. Cette convocation de la mĂ©moire rĂ©volutionnaire n’est pas anecdotique : elle sert Ă lĂ©gitimer le combat en lâinscrivant dans la « grande histoire » de la souverainetĂ© populaire. Le Gilet jaune lui-mĂȘme, vĂȘtement de haute visibilitĂ©, fonctionne comme une nouvelle cocarde : câest un signe de reconnaissance, un uniforme du peuple qui se rend visible aux yeux des puissants, tout comme le pantalon des Sans-culottes marquait leur diffĂ©rence avec la culotte des aristocrates.
LâĂ©pisode le plus marquant de cette rĂ©appropriation historique fut sans doute lâouverture des « Cahiers de dolĂ©ances » dans des milliers de mairies françaises au cours du Grand DĂ©bat National lancĂ© par lâexĂ©cutif en 2019. Cette initiative reprenait explicitement le modĂšle des Ătats gĂ©nĂ©raux de 1789, oĂč le roi Louis XVI avait demandĂ© aux Français de lister leurs plaintes. Comme en 1789, les contributions de 2019 ont portĂ© massivement sur la justice fiscale, les privilĂšges des Ă©lus (vus comme la nouvelle noblesse) et la demande de dĂ©mocratie directe. Tu peux approfondir cette pĂ©riode fondatrice en consultant le site des Archives nationales qui conserve les originaux de ces textes, tĂ©moins inestimables de la parole populaire.
đ Femmes du peuple et marche sur les lieux de pouvoir
Une autre analogie frappante avec la pĂ©riode rĂ©volutionnaire concerne le rĂŽle actif des femmes et la volontĂ© physique dâaller chercher le pouvoir lĂ oĂč il se trouve. En octobre 1789, ce sont les femmes de Paris, les marchandes des Halles, qui marchent sur Versailles pour rĂ©clamer du pain et ramener le roi (« le Boulanger ») Ă Paris. Lors du mouvement des Gilets jaunes, les femmes Ă©taient particuliĂšrement nombreuses et visibles sur les ronds-points et dans les cortĂšges, incarnant la gestion difficile du budget familial et la charge mentale de la prĂ©caritĂ©. Câest la figure de la « mĂšre courage » qui se bat pour remplir le frigo, Ă©cho direct des Ă©meutiĂšres de la faim de l’Ancien RĂ©gime.
De plus, la focalisation gĂ©ographique sur les lieux de pouvoir parisiens rappelle la dynamique rĂ©volutionnaire centralisatrice. Les Gilets jaunes, bien que partis dâun mouvement territorial et pĂ©riphĂ©rique, ont convergĂ© chaque samedi vers Paris, ciblant lâĂlysĂ©e ou lâArc de Triomphe. Cette obsession de « monter Ă Paris » pour se faire entendre du monarque rĂ©publicain est un hĂ©ritage direct de notre histoire politique centralisĂ©e. Le saccage de lâArc de Triomphe le 1er dĂ©cembre 2018 a choquĂ© prĂ©cisĂ©ment parce quâil touchait un symbole sacrĂ© de la nation, rappelant les actes dâiconoclasme (destruction de symboles) frĂ©quents lors des pĂ©riodes rĂ©volutionnaires, oĂč le peuple sâattaque aux monuments pour signifier sa rupture avec lâordre Ă©tabli.
𧱠Barricades et ronds-points : les échos du XIXe siÚcle
đ La rue comme champ de bataille politique
Le XIXe siĂšcle français est le siĂšcle des rĂ©volutions par excellence, jalonnĂ© par 1830, 1848 et 1871, des moments oĂč le peuple de Paris a pris le contrĂŽle de la rue pour renverser des rĂ©gimes. Si les Gilets jaunes nâont pas renversĂ© le gouvernement, leur occupation de lâespace public rappelle fortement cette tradition de lâĂ©meute urbaine. La RĂ©volution de 1830, dite des Trois Glorieuses, a popularisĂ© la barricade comme outil dĂ©fensif et offensif du peuple contre lâarmĂ©e. En 2018, les barricades de fortune sur les Champs-ĂlysĂ©es ou les pĂ©ages dâautoroute transformĂ©s en bastions imprenables sont les hĂ©ritiers directs de cette stratĂ©gie de lâobstruction physique.
Cependant, la gĂ©ographie a changĂ© : au XIXe siĂšcle, les rĂ©voltes se jouaient dans les ruelles Ă©troites du vieux Paris, propices aux embuscades. Depuis les travaux dâHaussmann sous le Second Empire, conçus en partie pour faciliter le maintien de lâordre, les larges avenues parisiennes rendent la constitution de barricades traditionnelles plus difficile. Câest pourquoi les Gilets jaunes ont inventĂ© une nouvelle centralitĂ© : le rond-point. SituĂ© en pĂ©riphĂ©rie, lieu de passage obligĂ© de la France de lâautomobile, le rond-point est devenu lâagora du XXIe siĂšcle, remplaçant la place publique ou le bistrot du village. Câest lĂ que sâest recréée une fraternitĂ© combattante, rappelant les sections parisiennes de la RĂ©volution ou les clubs politiques de 1848.
đ La violence et la rupture avec les Ă©lites : l’ombre de la Commune
LâĂ©pisode historique qui rĂ©sonne peut-ĂȘtre le plus douloureusement avec la violence ressentie lors de la crise des Gilets jaunes est la rĂ©volte de la Commune de Paris en 1871. La Commune a Ă©tĂ© marquĂ©e par une haine fĂ©roce entre le peuple de Paris et les « Versaillais » (le gouvernement rĂ©fugiĂ© Ă Versailles), perçus comme des traĂźtres bourgeois. On retrouve chez les Gilets jaunes cette dĂ©testation viscĂ©rale dâune Ă©lite jugĂ©e mĂ©prisante (les « premiers de cordĂ©e »), coupĂ©e des rĂ©alitĂ©s et arrogante. Les slogans hostiles au PrĂ©sident de la RĂ©publique et aux mĂ©dias rappellent la virulence des pamphlets communards contre Thiers et la presse bourgeoise de lâĂ©poque.
La question de la rĂ©pression policiĂšre est Ă©galement centrale dans cette comparaison. Le mouvement des Gilets jaunes a suscitĂ© un vif dĂ©bat sur les violences policiĂšres et le maintien de lâordre (usage des LBD, grenades), un niveau dâaffrontement physique que la France nâavait plus connu depuis longtemps. Si lâon est loin des 20 000 morts de la Semaine sanglante de 1871, la logique de confrontation binaire « Peuple contre Ătat » a rĂ©activĂ© des mĂ©moires traumatiques. Pour analyser la maniĂšre dont l’Ătat gĂšre ces crises, les ressources de Vie-publique.fr offrent des Ă©clairages intĂ©ressants sur lâĂ©volution du maintien de lâordre en France.
đ La boutique contre l’Ătat : du Poujadisme aux Bonnets rouges
đ La dĂ©fense des « petits » contre les « gros »
Si les comparaisons avec la gauche rĂ©volutionnaire sont frĂ©quentes, les Gilets jaunes empruntent aussi Ă une tradition de contestation plus conservatrice ou corporatiste : celle de la dĂ©fense des classes moyennes indĂ©pendantes. Le terme « poujadisme » est souvent revenu dans les analyses mĂ©diatiques. Il fait rĂ©fĂ©rence au mouvement lancĂ© par Pierre Poujade en 1953, lâUnion de dĂ©fense des commerçants et artisans (UDCA). Ce mouvement luttait contre le fisc, la complexitĂ© administrative et le dĂ©veloppement des grandes surfaces qui menaçaient les petits commerces. Comme les Gilets jaunes, le poujadisme Ă©tait un mouvement antifiscal, anti-Ă©lite et profondĂ©ment ancrĂ© dans la France des bourgs et des petites villes, rejetant la technocratie parisienne.
Cette filiation se retrouve dans la sociologie initiale des Gilets jaunes : beaucoup dâindĂ©pendants, dâartisans, de routiers, de petits patrons qui ne se sentent pas reprĂ©sentĂ©s par les syndicats de salariĂ©s traditionnels. Le discours sur le « racket fiscal » de lâĂtat, sur les radars automatiques vus comme des « pompes Ă fric », sâinscrit dans cette lignĂ©e de la rĂ©volte des « petits » qui travaillent dur contre les « gros » qui profitent du systĂšme ou lâĂtat qui gaspille. Câest une forme de populisme (au sens dâappel au peuple contre les Ă©lites) qui traverse rĂ©guliĂšrement la droite et le centre de lâĂ©chiquier politique français.
đ Le prĂ©cĂ©dent immĂ©diat : les Bonnets rouges bretons
Plus prĂšs de nous, en 2013, le mouvement des Bonnets rouges en Bretagne a prĂ©figurĂ© Ă bien des Ă©gards celui des Gilets jaunes. NĂ© dâune opposition Ă lâĂ©cotaxe (une taxe sur les poids lourds), ce mouvement a rĂ©ussi Ă faire plier le gouvernement de lâĂ©poque par lâaction directe : destruction des portiques Ă©cotaxe, manifestations massives. Les Bonnets rouges partageaient avec les Gilets jaunes le rejet dâune taxe Ă©cologique punitive, lâancrage territorial fort (ici lâidentitĂ© bretonne) et lâalliance interclassiste (patrons et ouvriers bretons manifestant ensemble pour lâemploi local).
La diffĂ©rence majeure rĂ©side dans lâencadrement. Les Bonnets rouges Ă©taient structurĂ©s, soutenus par des Ă©lus locaux et des chefs dâentreprise rĂ©gionaux. Les Gilets jaunes, eux, ont poussĂ© la logique jusquâau bout en refusant toute structure, tout porte-parole officiel et toute rĂ©cupĂ©ration politique. Câest cette horizontalitĂ© absolue qui a rendu le mouvement insaisissable pour le pouvoir, mais qui a aussi rendu difficile la nĂ©gociation dâune sortie de crise, contrairement Ă 2013 oĂč lâabandon de lâĂ©cotaxe a sifflĂ© la fin de la rĂ©crĂ©ation.
đŁ Mai 68 et Gilets jaunes : deux mondes qui s’opposent ?
đ Convergences et divergences sociologiques
La rĂ©fĂ©rence Ă Mai 68 est incontournable dĂšs quâon parle de crise sociale en France, mais la comparaison avec les Gilets jaunes montre surtout des diffĂ©rences fondamentales. Mai 68 Ă©tait, Ă lâorigine, un mouvement Ă©tudiant parisien (la jeunesse intellectuelle) rejoint par le monde ouvrier encadrĂ© par des syndicats puissants (CGT, CFDT). La sociologie des Gilets jaunes est presque lâinverse : câest le mouvement de la « France pĂ©riphĂ©rique » (concept du gĂ©ographe Christophe Guilluy), des invisibles, souvent Ă©loignĂ©s de la culture universitaire et mĂ©fiants envers les syndicats. En 68, on voulait « changer la vie » ; chez les Gilets jaunes, on voulait dâabord « finir le mois ».
Les mots dâordre diffĂšrent Ă©galement. Mai 68 portait des revendications qualitatives, libertaires et sociĂ©tales (libertĂ© sexuelle, critique de lâautoritĂ©, autogestion). Les Gilets jaunes portent des revendications quantitatives, matĂ©rialistes et sĂ©curisantes (pouvoir dâachat, baisse des taxes, retour des services publics). LĂ oĂč 68 regardait vers lâavenir et lâutopie, les Gilets jaunes expriment souvent une nostalgie dâun passĂ© oĂč le travail payait et oĂč lâĂtat protĂ©geait. Cependant, la jonction sâest faite sur la critique de la verticalitĂ© du pouvoir : le « Degaulle dĂ©mission » de 68 trouve un Ă©cho parfait dans le « Macron dĂ©mission » de 2018.
đ La question de la « convergence des luttes »
Un des grands Ă©checs â ou une des caractĂ©ristiques â du mouvement des Gilets jaunes a Ă©tĂ© la difficultĂ© d’opĂ©rer la fameuse « convergence des luttes » rĂȘvĂ©e par les militants de gauche depuis Mai 68. En 1968, Ă©tudiants et ouvriers ont fini par paralyser le pays ensemble (grĂšve gĂ©nĂ©rale de 10 millions de personnes). En 2018-2019, malgrĂ© des tentatives de rapprochement avec les syndicats ou les Ă©cologistes (« Fin du monde, fin du mois, mĂȘme combat »), la fusion nâa jamais vraiment pris. La mĂ©fiance des Gilets jaunes envers les « corps intermĂ©diaires » (syndicats, partis) a empĂȘchĂ© la structuration dâun front commun.
Cette atomisation des luttes est typique de notre Ă©poque, marquĂ©e par lâindividualisation et le dĂ©clin des grandes structures collectives du XXe siĂšcle (Parti communiste, Ăglise, grands syndicats). Les Gilets jaunes ont dĂ» inventer une nouvelle forme de fraternitĂ©, non plus basĂ©e sur lâappartenance Ă une usine ou Ă un parti, mais sur le partage dâune condition de vie prĂ©caire et dâun lieu gĂ©ographique (le rond-point). Câest une forme de solidaritĂ© plus fluide, plus fragile aussi, qui explique les flux et reflux du mouvement sur la longue durĂ©e.
đłïž DĂ©gagisme et crise de la reprĂ©sentation politique
đ Le rejet des intermĂ©diaires et l’influence du numĂ©rique
Si les comparaisons historiques sont nombreuses, le mouvement des Gilets jaunes possĂšde une caractĂ©ristique propre au XXIe siĂšcle : le rĂŽle central des rĂ©seaux sociaux, en particulier Facebook. Câest lâalgorithme de Facebook, favorisant les groupes locaux et les contenus Ă©motionnels, qui a permis lâagrĂ©gation des colĂšres individuelles en un mouvement national sans passer par les mĂ©dias traditionnels ou les partis. Historiquement, les rĂ©voltes se propageaient par la rumeur, les pamphlets ou les journaux clandestins. Ici, la vitesse de propagation a Ă©tĂ© instantanĂ©e, court-circuitant tous les « filtres » habituels de la dĂ©mocratie reprĂ©sentative.
Ce phĂ©nomĂšne sâinscrit dans une vague mondiale de « dĂ©gagisme » et de populisme numĂ©rique. Le rejet des Ă©lus (« Tous pourris », « Ils ne nous comprennent pas ») nâest pas nouveau â lâantiparlementarisme des annĂ©es 1930 Ă©tait trĂšs virulent â mais il prend une forme nouvelle avec la demande dâhorizontalitĂ© absolue. Le refus de dĂ©signer des chefs a Ă©tĂ© une force pour Ă©viter la rĂ©cupĂ©ration, mais une faiblesse pour nĂ©gocier. Câest une rupture avec la tradition rĂ©publicaine française fondĂ©e sur la dĂ©lĂ©gation de pouvoir Ă des reprĂ©sentants Ă©lus.
đ Le RIC : une demande de dĂ©mocratie directe
La revendication centrale qui a Ă©mergĂ© du mouvement, le RIC (RĂ©fĂ©rendum dâInitiative Citoyenne), est la preuve de cette volontĂ© de reprendre le contrĂŽle direct sur la politique. Cette idĂ©e plonge ses racines dans la philosophie des LumiĂšres et les pratiques de la RĂ©volution française (la Constitution de 1793 Ă©tait trĂšs dĂ©mocratique), mais aussi dans les thĂ©ories du mandat impĂ©ratif chĂšres Ă la Commune de Paris. Les Gilets jaunes ont rĂ©activĂ© le vieux rĂȘve dâune dĂ©mocratie sans filtres, oĂč le peuple lĂ©gifĂšre ou rĂ©voque ses Ă©lus directement.
Cette demande remet en cause le modĂšle de la Ve RĂ©publique, souvent critiquĂ©e pour sa concentration excessive des pouvoirs entre les mains du PrĂ©sident (la « monarchie rĂ©publicaine »). En demandant plus de participation directe, les Gilets jaunes sâinscrivent dans une critique historique du bonapartisme et du gaullisme. Pour comprendre ces enjeux institutionnels, tu peux consulter les dossiers pĂ©dagogiques sur Lumni qui expliquent le fonctionnement de nos institutions et lâhistoire du vote en France. Le mouvement a ainsi forcĂ© la France Ă se regarder dans le miroir et Ă interroger la santĂ© de sa dĂ©mocratie reprĂ©sentative.
đ§ Ă retenir sur Gilets jaunes et comparaisons historiques
- Le mouvement démarre en novembre 2018 sur un motif fiscal, rappelant les jacqueries médiévales et les révoltes antifiscales du XVIIe siÚcle.
- Il emprunte une symbolique forte à la Révolution française de 1789 (cahiers de doléances, cocardes, marche des femmes, souveraineté populaire).
- Les modes d’action (occupation de l’espace, violence, barricades) font Ă©cho aux rĂ©volutions urbaines du XIXe siĂšcle et Ă la Commune de 1871.
- Il se distingue de Mai 68 par sa sociologie (populaire et pĂ©ri-urbaine vs Ă©tudiante) et ses revendications (pouvoir d’achat vs libertĂ© sociĂ©tale).
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur Gilets jaunes et comparaisons historiques
𧩠Les Gilets jaunes sont-ils une révolution ?
Pas au sens strict de renversement du rĂ©gime politique, car la Ve RĂ©publique est restĂ©e en place. Câest une rĂ©volte sociale majeure, une crise politique profonde, voire une situation insurrectionnelle Ă certains moments (dĂ©cembre 2018), mais elle nâa pas abouti Ă un changement de constitution comme en 1789, 1830 ou 1848.
đ§© Pourquoi compare-t-on souvent les Gilets jaunes aux Sans-culottes ?
La comparaison vient de la composition sociale (le « petit peuple » qui travaille) et de la volonté de surveillance directe des élus. Comme les Sans-culottes, les Gilets jaunes se méfient des riches et des corps intermédiaires, portent un signe distinctif vestimentaire et réclament une justice fiscale immédiate.
𧩠Quelle est la différence avec les Bonnets rouges ?
Les Bonnets rouges (2013) Ă©taient un mouvement rĂ©gional (Bretagne) soutenu par des patrons et des Ă©lus locaux pour dĂ©fendre l’Ă©conomie rĂ©gionale. Les Gilets jaunes sont un mouvement national, sans leaders, sans soutien patronal ou syndical, et portant des revendications beaucoup plus larges que la seule taxe carbone.
