đŻ Pourquoi les Trente Glorieuses sont-elles lâĂąge dâor de lâĂtat-providence ?
Lâexpression « Trente Glorieuses », inventĂ©e par lâĂ©conomiste Jean FourastiĂ©, dĂ©signe la pĂ©riode de croissance exceptionnelle qui sâĂ©tend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au premier choc pĂ©trolier (1945-1973). Durant cette Ăšre inĂ©dite, la France ne se contente pas de reconstruire ses villes et son industrie ; elle bĂątit une structure sociale protectrice sans prĂ©cĂ©dent. LâĂtat-providence Trente Glorieuses incarne ce moment historique oĂč la puissance publique devient le garant du bien-ĂȘtre citoyen, assurant la sĂ©curitĂ© face aux alĂ©as de la vie grĂące Ă une croissance Ă©conomique soutenue.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đ§± Les fondations : lâesprit de 1945 et la SĂ©curitĂ© sociale
- âïž Le moteur Ă©conomique : une croissance au service du social
- đïž Lâarchitecture du systĂšme : paritarisme et rĂ©partition
- đ Lâexpansion des droits : vers une couverture universelle
- đš Le social au travail : du SMIG aux accords de Grenelle
- đ 1973 : le choc pĂ©trolier et la fin de lâeuphorie
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour bien comprendre comment la France a transformĂ© ses ruines en un modĂšle social enviĂ©.
đ§± Les fondations : lâesprit de 1945 et la SĂ©curitĂ© sociale
đ Le choc de la guerre et le programme du CNR
Pour saisir lâampleur de la transformation, il faut revenir au contexte dramatique de la LibĂ©ration. La France de 1944-1945 est un pays dĂ©vastĂ©, matĂ©riellement et moralement. Cependant, une lueur dâespoir guide la reconstruction : le programme du Conseil National de la RĂ©sistance (CNR), adoptĂ© dans la clandestinitĂ© le 15 mars 1944. Ce texte fondateur, intitulĂ© « Les Jours Heureux », ne prĂ©voit pas seulement la restauration de la dĂ©mocratie politique, mais exige lâinstauration dâune vĂ©ritable dĂ©mocratie Ă©conomique et sociale. Les rĂ©sistants, issus de tous bords politiques mais unis contre lâoccupant, partagent une conviction : la misĂšre et lâinsĂ©curitĂ© sociale ont Ă©tĂ© le terreau du fascisme et de la guerre. Il est donc impĂ©ratif, pour garantir la paix future, de libĂ©rer les citoyens de lâangoisse du lendemain.
Le gĂ©nĂ©ral de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la RĂ©publique française (GPRF), valide cette orientation, bien que les dĂ©bats sur lâapplication concrĂšte soient vifs. Lâobjectif affichĂ© est clair : instaurer un plan complet de SĂ©curitĂ© sociale, visant Ă assurer Ă tous les citoyens des moyens dâexistence, dans tous les cas oĂč ils sont incapables de se les procurer par le travail. Câest une rupture majeure avec la logique de charitĂ© ou dâassistance qui prĂ©valait jusquâalors, mĂȘme si des jalons avaient Ă©tĂ© posĂ©s auparavant (voir lâarticle sur la naissance des protections sociales au XIXe siĂšcle et celui sur le passage de lâassurance sociale Ă la SĂ©curitĂ© sociale). DĂ©sormais, la protection sociale devient un droit constitutionnel, inscrit dans le prĂ©ambule de la Constitution de 1946.
đ Les ordonnances de 1945 : la naissance dâun gĂ©ant
La mise en Ćuvre de cette ambition est confiĂ©e Ă des figures emblĂ©matiques, au premier rang desquelles Pierre Laroque, haut fonctionnaire et « pĂšre » technique de la SĂ©curitĂ© sociale, et Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail, qui en sera le bĂątisseur politique infatigable. Les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 crĂ©ent officiellement la SĂ©curitĂ© sociale. Le systĂšme unifie les anciennes assurances sociales disparates et vise, Ă terme, lâuniversalitĂ©. LâidĂ©e centrale est la solidaritĂ© nationale : on ne cotise pas pour soi-mĂȘme (capitalisation), mais pour payer les prestations des bĂ©nĂ©ficiaires actuels (rĂ©partition). Câest un pacte intergĂ©nĂ©rationnel et social dâune force inouĂŻe.
Le systĂšme sâorganise autour de quatre risques majeurs : la maladie, la vieillesse, les accidents du travail et la famille. La gestion de ces caisses est confiĂ©e aux reprĂ©sentants des travailleurs et des employeurs, marquant le dĂ©but de la « dĂ©mocratie sociale ». LâĂtat fixe le cadre lĂ©gislatif, mais la gestion quotidienne est lâaffaire des partenaires sociaux. Cette pĂ©riode de fondation est marquĂ©e par une Ă©nergie incroyable : des milliers de militants, souvent issus de la CGT, travaillent bĂ©nĂ©volement le soir et le week-end pour mettre en place les caisses locales, inscrire les assurĂ©s et crĂ©er les dossiers. En quelques mois, une machine administrative colossale sort de terre, portĂ©e par lâĂ©lan de la LibĂ©ration.
đ Un compromis historique entre Bismarck et Beveridge
LâĂtat-providence français qui naĂźt en 1945 est souvent dĂ©crit comme un systĂšme hybride. Il emprunte Ă la logique bismarckienne (allemande) le financement par cotisations sociales prĂ©levĂ©es sur les salaires et une gestion par branches professionnelles. Cela signifie que la protection est historiquement liĂ©e au statut de travailleur. Cependant, il sâinspire aussi du modĂšle beveridgien (britannique) par sa visĂ©e universaliste et son objectif de couvrir lâensemble de la population, ainsi que par lâunicitĂ© visĂ©e des caisses (le « RĂ©gime GĂ©nĂ©ral »).
Toutefois, lâunitĂ© parfaite du « RĂ©gime GĂ©nĂ©ral » souhaitĂ©e par Pierre Laroque ne sera jamais totalement atteinte. DĂšs 1946-1947, certaines catĂ©gories professionnelles qui bĂ©nĂ©ficiaient dĂ©jĂ de rĂ©gimes spĂ©cifiques antĂ©rieurs (comme les mineurs, les cheminots ou les marins) refusent de se fondre dans le rĂ©gime unique, craignant une baisse de leurs avantages. De mĂȘme, les cadres obtiennent la crĂ©ation d’un rĂ©gime de retraite complĂ©mentaire (lâAGIRC) en 1947. Ainsi, dĂšs le dĂ©part, lâĂtat-providence français se caractĂ©rise par une grande complexitĂ© administrative, juxtaposant un rĂ©gime gĂ©nĂ©ral puissant et une multitude de rĂ©gimes spĂ©ciaux et autonomes. MalgrĂ© cette fragmentation, le socle est posĂ© : la France entre dans les Trente Glorieuses avec un filet de sĂ©curitĂ© robuste.
âïž Le moteur Ă©conomique : une croissance au service du social
đ Le cercle vertueux fordiste
Lâexpression Ătat-providence Trente Glorieuses prend tout son sens lorsquâon analyse le lien organique entre lâĂ©conomie et le social durant cette pĂ©riode. La protection sociale nâest pas un simple coĂ»t ; elle est perçue comme un moteur de la croissance. La France adopte, de fait, un modĂšle de rĂ©gulation de type « fordiste ». Le principe est le suivant : les gains de productivitĂ©, qui sont Ă©normes grĂące Ă la modernisation industrielle et au machinisme, sont redistribuĂ©s sous forme de hausses de salaires (directs) et de prestations sociales (salaire indirect).
Cette augmentation massive du pouvoir dâachat permet aux mĂ©nages de consommer davantage. Ils sâĂ©quipent en Ă©lectromĂ©nager (rĂ©frigĂ©rateurs, machines Ă laver), achĂštent des voitures (la 4CV, puis la 2CV et la DS) et accĂšdent Ă la propriĂ©tĂ©. Cette demande intĂ©rieure forte stimule la production des entreprises, qui embauchent et investissent, crĂ©ant ainsi de nouveaux gains de productivitĂ©. Câest un cercle vertueux oĂč le progrĂšs social alimente le progrĂšs Ă©conomique. La croissance annuelle moyenne du PIB frĂŽle les 5 % Ă 6 % pendant prĂšs de trois dĂ©cennies, un rythme que la France nâa plus jamais connu depuis.
đ Le rĂŽle de lâĂtat planificateur et modernisateur
Dans ce schĂ©ma, lâĂtat ne se contente pas de distribuer des allocations ; il pilote lâĂ©conomie. Câest lâĂ©poque de la planification indicative, dirigĂ©e par le Commissariat gĂ©nĂ©ral au Plan (créé par Jean Monnet). LâĂtat investit massivement dans les infrastructures (barrages hydroĂ©lectriques, nuclĂ©aire, autoroutes, aĂ©roports) et nationalise les secteurs clĂ©s (Ă©nergie avec EDF-GDF, banques, transports). Cette interventionnisme fort, souvent qualifiĂ© de « dirigisme », assure le plein emploi. Le taux de chĂŽmage est structurellement bas, oscillant entre 1 % et 2 %, ce qui place les salariĂ©s en position de force pour nĂ©gocier des avancĂ©es sociales.
LâĂtat utilise aussi la protection sociale comme un outil de politique Ă©conomique keynĂ©sienne (voir aussi lâarticle sur les nouveaux dĂ©fis et thĂ©ories Ă©conomiques). En augmentant les prestations familiales ou les retraites, lâĂtat soutient la consommation des mĂ©nages et Ă©vite les crises de surproduction. La dĂ©pense publique sociale passe dâenviron 15 % du PIB au dĂ©but des annĂ©es 1950 Ă prĂšs de 24 % au dĂ©but des annĂ©es 1970. Cette socialisation croissante des revenus permet de rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et de crĂ©er une vaste classe moyenne, socle de la stabilitĂ© politique de la IVe puis de la Ve RĂ©publique.
đ La dĂ©mographie : le Baby-boom comme accĂ©lĂ©rateur
Impossible de parler des Trente Glorieuses sans Ă©voquer le Baby-boom. DĂšs 1945, la natalitĂ© française bondit, rompant avec des dĂ©cennies de stagnation malthusienne. Cette jeunesse nombreuse dynamise le pays mais crĂ©e dâimmenses besoins. Il faut construire des logements, des Ă©coles, des hĂŽpitaux. LâĂtat-providence doit rĂ©pondre Ă ce dĂ©fi dĂ©mographique. La politique familiale devient un pilier central : allocations familiales gĂ©nĂ©reuses, quotient familial pour lâimpĂŽt sur le revenu, crĂ©ation de crĂšches. La France mĂšne une politique nataliste active, considĂ©rant que la puissance du pays dĂ©pend de sa vigueur dĂ©mographique.
Cette pression dĂ©mographique justifie et accĂ©lĂšre les investissements sociaux. Le systĂšme scolaire, par exemple, doit sâadapter Ă lâarrivĂ©e massive dâĂ©lĂšves. La prolongation de la scolaritĂ© obligatoire jusquâĂ 16 ans (dĂ©cidĂ©e en 1959 par la rĂ©forme Berthoin) est une mesure sociale majeure, retardant lâentrĂ©e des jeunes sur le marchĂ© du travail et Ă©levant le niveau de qualification global. LâĂtat-providence ne protĂšge pas seulement contre les risques ; il investit dans le « capital humain » de la nation.
đïž Lâarchitecture du systĂšme : paritarisme et rĂ©partition
đ Le fonctionnement de la rĂ©partition
Au cĆur du modĂšle français se trouve le principe de la rĂ©partition. Contrairement aux systĂšmes par capitalisation (fonds de pension anglo-saxons) oĂč chacun Ă©pargne pour soi, la rĂ©partition est un mĂ©canisme de flux immĂ©diat : les cotisations versĂ©es par les actifs du mois de janvier servent Ă payer les pensions des retraitĂ©s du mĂȘme mois. Ce systĂšme repose sur une confiance absolue en lâavenir et en la continuitĂ© de lâĂtat. Il crĂ©e une solidaritĂ© de fait entre les gĂ©nĂ©rations. Durant les Trente Glorieuses, ce systĂšme est extrĂȘmement favorable : il y a beaucoup dâactifs (plein emploi, baby-boom arrivant sur le marchĂ© du travail) et relativement peu de retraitĂ©s (les classes creuses nĂ©es pendant les guerres ou avant).
Cela permet dâaugmenter progressivement le niveau des pensions sans Ă©touffer les salariĂ©s sous les charges. Le « rendement » du systĂšme est excellent. De plus, lâinflation, qui est assez Ă©levĂ©e durant cette pĂ©riode, joue un rĂŽle complexe : elle grignote lâĂ©pargne privĂ©e (les rentiers sont ruinĂ©s), mais elle favorise les emprunteurs (ceux qui achĂštent leur logement) et incite lâĂtat Ă revaloriser rĂ©guliĂšrement les prestations pour maintenir le pouvoir dâachat, crĂ©ant une dynamique dâindexation des salaires et des prestations sur les prix (lâĂ©chelle mobile des salaires).
đ Le paritarisme : le pouvoir aux partenaires sociaux
Une spĂ©cificitĂ© majeure de lâĂtat-providence français est sa gouvernance : le paritarisme. Les caisses de SĂ©curitĂ© sociale (CPAM, CRAM, CAF) ne sont pas gĂ©rĂ©es directement par lâĂtat, mais par des conseils dâadministration composĂ©s de reprĂ©sentants des syndicats de salariĂ©s et des organisations patronales. Jusquâen 1967, les syndicats de salariĂ©s y sont mĂȘme majoritaires (3/4 des siĂšges en 1945), avant que les ordonnances Jeanneney nâinstaurent un paritarisme strict (50/50). Cette gestion paritaire donne un pouvoir immense aux syndicats, notamment Ă la CGT et Ă FO, qui trouvent lĂ une lĂ©gitimitĂ© institutionnelle et des moyens dâaction.
Le paritarisme fait de la SĂ©curitĂ© sociale un « Ătat dans lâĂtat ». Le budget de la « SĂ©cu » devient rapidement supĂ©rieur au budget de lâĂtat lui-mĂȘme. Les nĂ©gociations entre partenaires sociaux rythment la vie sociale du pays. LâĂtat garde cependant un droit de regard et intervient de plus en plus pour combler les dĂ©ficits qui commencent Ă apparaĂźtre ou pour imposer des rĂ©formes. Ce modĂšle de cogestion est unique en Europe et explique la puissance des corps intermĂ©diaires en France, malgrĂ© un taux de syndicalisation qui, paradoxalement, commence Ă sâĂ©roder vers la fin de la pĂ©riode.
đ Le financement : le poids des cotisations
Le financement de cet Ă©difice repose quasi exclusivement sur les cotisations sociales (part patronale et part salariale) assises sur les salaires. Câest ce quâon appelle le « salaire diffĂ©ré ». Lâavantage est que le financement est clair et liĂ© au travail. LâinconvĂ©nient, qui deviendra patent aprĂšs 1973, est que cela renchĂ©rit le coĂ»t du travail. Mais durant les Trente Glorieuses, dans une Ă©conomie fermĂ©e et en forte croissance, cela ne pose pas de problĂšme majeur de compĂ©titivitĂ©. Les entreprises peuvent rĂ©percuter ces coĂ»ts sur les prix de vente, et lâinflation absorbe le tout.
LâimpĂŽt (comme la future CSG qui nâexiste pas encore) joue un rĂŽle trĂšs faible dans le financement de la protection sociale Ă cette Ă©poque. Câest vraiment le travail qui finance le social. Cela explique aussi pourquoi la couverture a dâabord Ă©tĂ© pensĂ©e pour les salariĂ©s. Les indĂ©pendants, artisans et commerçants, mĂ©fiants envers lâĂtat et refusant de payer des charges Ă©levĂ©es, sont restĂ©s longtemps en marge du systĂšme gĂ©nĂ©ral, prĂ©fĂ©rant leurs propres caisses autonomes, souvent moins gĂ©nĂ©reuses au dĂ©part.
đ Lâexpansion des droits : vers une couverture universelle
đ Lâextension progressive de la couverture maladie
En 1945, la SĂ©curitĂ© sociale ne couvre quâenviron la moitiĂ© de la population française. Lâobjectif des Trente Glorieuses sera de combler les trous de la raquette. Lâextension se fait par Ă©tapes successives. Les fonctionnaires, qui avaient leurs propres rĂ©gimes, sont intĂ©grĂ©s dans lâarchitecture globale tout en gardant leurs spĂ©cificitĂ©s. Les Ă©tudiants obtiennent leur rĂ©gime de sĂ©curitĂ© sociale en 1948 (gĂ©rĂ© par la MNEF). Les agriculteurs, population encore trĂšs nombreuse, voient la crĂ©ation de la MSA (MutualitĂ© Sociale Agricole).
Le grand mouvement des annĂ©es 1960 est lâintĂ©gration des non-salariĂ©s. En 1961 est créée lâAMEXA pour les exploitants agricoles. En 1966, câest au tour de lâAMPI pour les travailleurs indĂ©pendants (artisans, commerçants). Peu Ă peu, le taux de couverture de la population pour les soins de santĂ© approche les 90 % puis les 99 %. La santĂ© devient un bien public accessible. Cela se traduit par une explosion de la consommation mĂ©dicale : les Français vont plus souvent chez le mĂ©decin, consomment plus de mĂ©dicaments (remboursĂ©s) et accĂšdent aux hĂŽpitaux publics qui se modernisent (rĂ©forme DebrĂ© de 1958 crĂ©ant les CHU).
đ La question du logement et lâappel de lâAbbĂ© Pierre
LâĂtat-providence ne se limite pas aux chĂšques de la SĂ©cu. Il doit aussi fournir un toit. Au dĂ©but des annĂ©es 1950, la crise du logement est terrible. Les bidonvilles existent aux portes de Paris et de Lyon. Lâhiver 1954 agit comme un Ă©lectrochoc avec lâappel de lâAbbĂ© Pierre sur Radio Luxembourg. La mort de froid de sans-abri provoque une « insurrection de la bonté » mais surtout une rĂ©ponse politique. LâĂtat lance de vastes plans de construction de logements sociaux.
Câest lâĂšre des Grands Ensembles et des ZUP (Zones Ă Urbaniser en PrioritĂ©). On construit vite, de maniĂšre industrielle, pour loger les ouvriers, les rapatriĂ©s dâAlgĂ©rie (aprĂšs 1962) et les classes moyennes. Les HLM (Habitations Ă Loyer ModĂ©rĂ©) sont alors symboles de modernitĂ© : eau courante, chauffage central, toilettes intĂ©rieures, ascenseurs. Pour des millions de Français sortant de taudis insalubres, câest une rĂ©volution du confort. LâĂtat social se fait bĂątisseur. MĂȘme si ces citĂ©s poseront plus tard des problĂšmes dâurbanisme et de sĂ©grĂ©gation, elles sont, durant les Trente Glorieuses, une solution efficace Ă une urgence sociale absolue.
đ LâamĂ©lioration des retraites et le minimum vieillesse
La situation des personnes ĂągĂ©es Ă©tait le point noir de lâaprĂšs-guerre. « Vieux travailleurs » rime alors souvent avec misĂšre. Beaucoup finissent leur vie dans le dĂ©nuement. LâĂtat-providence va sâattaquer Ă ce flĂ©au. En 1956, une Ă©tape dĂ©cisive est franchie avec la crĂ©ation du Fonds National de SolidaritĂ© (FNS) qui instaure le « minimum vieillesse ». Câest une prestation non contributive (on la touche mĂȘme si on nâa pas ou peu cotisĂ©) qui garantit un revenu plancher pour survivre.
ParallĂšlement, les rĂ©gimes de retraite complĂ©mentaire se gĂ©nĂ©ralisent. En 1961 est créée lâARRCO pour lâensemble des salariĂ©s du privĂ©. Le niveau de vie des retraitĂ©s commence Ă remonter spectaculairement, pour finir par rattraper, voire dĂ©passer, celui des actifs Ă la fin du XXe siĂšcle. La retraite cesse dâĂȘtre lâantichambre de la mort pour devenir un « troisiĂšme Ăąge » consacrĂ© aux loisirs et Ă la famille. Câest une conquĂȘte civilisationnelle majeure des Trente Glorieuses : le droit au repos rĂ©munĂ©rĂ© aprĂšs une vie de labeur.
đš Le social au travail : du SMIG aux accords de Grenelle
đ Le SMIG : garantir un minimum vital
La protection sociale passe aussi par la rĂ©gulation du marchĂ© du travail. En 1950, la loi rĂ©tablit la libertĂ© de nĂ©gociation des salaires (bloquĂ©s depuis la guerre) mais crĂ©e surtout le SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti). LâidĂ©e est rĂ©volutionnaire : il ne sâagit pas seulement de payer le travail, mais de garantir que tout travailleur puisse subvenir Ă ses besoins Ă©lĂ©mentaires. Le SMIG est indexĂ© sur lâinflation (le budget type dâun mĂ©nage ouvrier), mais pas sur la croissance Ă©conomique.
Cela signifie que pendant longtemps, les salaires réels moyens augmentent plus vite que le SMIG, créant un décrochage. Les ouvriers les moins qualifiés voient leur niveau de vie stagner relativement aux autres. Il faudra attendre la transformation du SMIG en SMIC (Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance) en 1970 par Jacques Chaban-Delmas pour que le salaire minimum soit indexé aussi sur la croissance nationale, garantissant que les plus bas revenus profitent aussi de la prospérité générale.
đ La troisiĂšme semaine de congĂ©s payĂ©s et la rĂ©duction du temps de travail
Le progrĂšs social se mesure aussi au temps libre. LâhĂ©ritage du Front Populaire (les deux semaines de congĂ©s payĂ©s de 1936) est Ă©largi. En 1956, sous le gouvernement de Guy Mollet, la troisiĂšme semaine de congĂ©s payĂ©s est votĂ©e. Puis la quatriĂšme semaine est accordĂ©e en 1969, dans la foulĂ©e des mouvements sociaux. Le temps de travail hebdomadaire, bien que restant lĂ©galement Ă 40 heures, est souvent bien supĂ©rieur dans les faits (45h ou plus) Ă cause des heures supplĂ©mentaires qui gonflent les fiches de paie. Cependant, la tendance sĂ©culaire est Ă la baisse de la durĂ©e du travail.
LâavĂšnement de la « civilisation des loisirs » est rendu possible par cet Ătat social qui encadre le temps de lâentreprise. Les vacances deviennent une norme sociale, favorisĂ©es par les comitĂ©s dâentreprise (CE) qui, financĂ©s par les employeurs mais gĂ©rĂ©s par les syndicats, organisent des colonies de vacances et du tourisme social. Le tourisme de masse se dĂ©veloppe, permettant aux ouvriers de dĂ©couvrir la mer et la montagne.
đ 1968 et les accords de Grenelle : le sommet social
LâapogĂ©e social des Trente Glorieuses se situe paradoxalement lors dâune crise majeure : Mai 68. Si le mouvement est dâabord Ă©tudiant et libertaire, il dĂ©clenche la plus grande grĂšve gĂ©nĂ©rale de lâhistoire de France (7 Ă 10 millions de grĂ©vistes). Les ouvriers, bien que bĂ©nĂ©ficiant de la croissance, sentent que le partage des richesses est inĂ©gal et que lâautoritarisme patronal demeure fort. Les nĂ©gociations de la rue de Grenelle, fin mai 1968, aboutissent Ă des avancĂ©es spectaculaires.
Le SMIG est augmentĂ© de 35 % dâun coup ! Les salaires rĂ©els progressent de 10 %. La section syndicale dâentreprise est officiellement reconnue (loi de dĂ©cembre 1968), permettant aux syndicats dâexister lĂ©galement Ă lâintĂ©rieur des usines et non plus seulement Ă la porte. Ces Accords de Grenelle marquent le point culminant du rapport de force favorable aux salariĂ©s. Ils confirment que dans la France des Trente Glorieuses, le progrĂšs social sâarrache souvent par la lutte, mais finit par ĂȘtre institutionnalisĂ© par lâĂtat.
đ 1973 : le choc pĂ©trolier et la fin de lâeuphorie
đ Le retournement de la conjoncture
La belle mĂ©canique sâenraye brutalement. Le premier choc pĂ©trolier dâoctobre 1973, consĂ©cutif Ă la guerre du Kippour, fait quadrupler le prix du baril. Mais ce choc nâest que le dĂ©tonateur dâune crise plus profonde. Les gains de productivitĂ© commençaient dĂ©jĂ Ă sâessouffler. Lâinflation, jusquâalors tolĂ©rĂ©e, devient galopante (« stagflation » : stagnation de lâactivitĂ© + inflation). Pour la premiĂšre fois depuis 30 ans, le chĂŽmage commence Ă grimper significativement, dĂ©passant les 300 000, puis 500 000 chĂŽmeurs. Pour plus de dĂ©tails, tu peux consulter l’article sur les crises Ă©conomiques et remises en cause de lâĂtat social.
Ce retournement change tout pour lâĂtat-providence. Conçu pour redistribuer les fruits de la croissance, il se retrouve Ă devoir gĂ©rer la pĂ©nurie. Les recettes (cotisations) baissent car la masse salariale progresse moins vite et le chĂŽmage augmente. Les dĂ©penses (indemnisation chĂŽmage, santĂ©, retraites) continuent dâaugmenter mĂ©caniquement. Lâeffet de ciseau est immĂ©diat : les premiers dĂ©ficits structurels de la SĂ©cu apparaissent (« le trou de la SĂ©cu »).
đ La fin du consensus et les nouvelles interrogations
DĂšs le milieu des annĂ©es 1970, le consensus autour de lâĂtat-providence commence Ă se fissurer. Des voix libĂ©rales sâĂ©lĂšvent pour critiquer la lourdeur des charges sociales qui pĂšseraient sur la compĂ©titivitĂ© des entreprises françaises face Ă la concurrence internationale qui sâexacerbe (mondialisation naissante). On commence Ă parler de « lâĂtat obĂšse » ou de lâassistanat, des termes inconcevables dix ans plus tĂŽt.
ValĂ©ry Giscard dâEstaing, Ă©lu en 1974, tente de moderniser la sociĂ©tĂ© mais doit gĂ©rer la crise. Il freine certaines dĂ©penses tout en essayant de maintenir le filet de sĂ©curitĂ©. Câest la fin de lâinsouciance. LâĂtat social ne disparaĂźt pas, au contraire, il va jouer un rĂŽle dâamortisseur social indispensable durant les dĂ©cennies de crise qui vont suivre, mais sa dynamique dâexpansion permanente est brisĂ©e. On passe dâune logique de conquĂȘte de nouveaux droits Ă une logique de dĂ©fense des acquis.
Pour approfondir ce contexte, tu peux consulter le site de lâINSEE qui propose des sĂ©ries longues sur la croissance et le pouvoir dâachat, ou explorer les archives audiovisuelles sur le site de Lumni pour voir des reportages dâĂ©poque sur la SĂ©curitĂ© sociale.
đ§ Ă retenir sur l’Ătat-providence des Trente Glorieuses
- 1945 : CrĂ©ation de la SĂ©curitĂ© sociale par les ordonnances dâoctobre, portĂ©e par Pierre Laroque et Ambroise Croizat, dans lâesprit du CNR.
- Un systÚme hybride : financement par cotisations (Bismarck) mais objectif universel (Beveridge), géré par les partenaires sociaux (paritarisme).
- Le cercle vertueux de la croissance : la hausse de la productivité finance les progrÚs sociaux, qui soutiennent la consommation (modÚle fordiste).
- Une expansion continue des droits jusquâen 1973 : retraites, logement (HLM), santĂ©, et apogĂ©e salarial avec les accords de Grenelle en 1968.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur l’Ătat-providence (1945-1973)
đ§© Quelle est la diffĂ©rence entre Ătat-providence et SĂ©curitĂ© sociale ?
LâĂtat-providence est un concept large dĂ©signant lâintervention de lâĂtat pour assurer le bien-ĂȘtre social et Ă©conomique des citoyens. La SĂ©curitĂ© sociale est lâinstitution principale (la « machine ») qui met en Ćuvre cette protection via les assurances maladie, retraite, etc. La SĂ©cu est le pilier de lâĂtat-providence.
đ§© Qui finance la protection sociale durant les Trente Glorieuses ?
Essentiellement le travail. Ce sont les cotisations sociales (patronales et salariales) prĂ©levĂ©es sur les fiches de paie qui financent le systĂšme. LâimpĂŽt joue un rĂŽle trĂšs marginal Ă cette Ă©poque, contrairement Ă aujourdâhui avec la CSG.
𧩠Pourquoi parle-t-on de « paritarisme » ?
Parce que la gestion des caisses de SĂ©curitĂ© sociale est confiĂ©e Ă paritĂ© aux reprĂ©sentants des employeurs (patronat) et aux reprĂ©sentants des salariĂ©s (syndicats). LâĂtat fixe les rĂšgles, mais les partenaires sociaux gĂšrent lâargent et le fonctionnement.
