đŻ Pourquoi lâhistoire des institutions europĂ©ennes est-elle essentielle pour comprendre lâEurope dâaujourdâhui ?
LâUnion europĂ©enne (UE) est omniprĂ©sente dans notre quotidien, de la monnaie que nous utilisons (lâeuro) aux rĂšgles qui rĂ©gissent le commerce ou protĂšgent l’environnement. Pourtant, son fonctionnement reste souvent perçu comme complexe et lointain. Qui dĂ©cide vraiment Ă Bruxelles ? Comment une idĂ©e devient-elle une loi applicable dans 27 pays ? Pour rĂ©pondre Ă ces questions, il est indispensable de se plonger dans lâhistoire des institutions europĂ©ennes. Cette histoire nâest pas celle dâun Ătat fĂ©dĂ©ral centralisĂ©, ni celle dâune simple organisation internationale. Câest le rĂ©cit dâune construction politique unique au monde, nĂ©e sur les dĂ©combres de la Seconde Guerre mondiale avec un objectif prioritaire : garantir la paix durablement sur le continent.
Le projet europĂ©en, initiĂ© dans les annĂ©es 1950 par des visionnaires comme Robert Schuman et Jean Monnet, repose sur une mĂ©thode rĂ©volutionnaire : la « politique des petits pas ». Il s’agissait de mettre en commun des compĂ©tences souveraines (dâabord le charbon et lâacier avec la CECA en 1951) et de les confier Ă des institutions indĂ©pendantes, supranationales. Cependant, cette approche sâest toujours heurtĂ©e Ă la volontĂ© des Ătats membres de garder le contrĂŽle. Lâarchitecture institutionnelle actuelle de lâUE est le rĂ©sultat de plus de 70 ans de nĂ©gociations, de crises et de compromis entre ces deux logiques : lâintĂ©gration supranationale et la coopĂ©ration intergouvernementale.
Chaque traitĂ©, de Rome (1957) Ă Maastricht (1992) et jusqu’Ă Lisbonne (2009), a modifiĂ© lâĂ©quilibre des pouvoirs. Nous verrons comment le Parlement europĂ©en, initialement consultatif, est devenu un vĂ©ritable co-lĂ©gislateur, ou comment le Conseil europĂ©en sâest imposĂ© comme lâinstance dâimpulsion politique suprĂȘme. Cette Ă©volution constante rend parfois l’UE difficile Ă lire, alimentant les dĂ©bats sur un supposĂ© dĂ©ficit dĂ©mocratique europĂ©en.
Pour les Ă©lĂšves de 3e et de lycĂ©e, cette histoire est au cĆur des programmes dâhistoire-gĂ©ographie et d’EMC. Comprendre ces Ă©volutions est crucial pour saisir les enjeux actuels de la citoyennetĂ© europĂ©enne et de la puissance de l’UE dans la mondialisation. Cet article te propose de dĂ©crypter cette histoire fascinante, des origines aux dĂ©fis actuels, pour enfin comprendre comment se fabrique la loi en Europe et qui dĂ©cide quoi.
đïž Dans cet article, tu vas dĂ©couvrir :
- đ Les origines et les fondations (1945-1957)
- đĄ La DĂ©claration Schuman et la mĂ©thode Monnet (1950)
- đ La CECA : le premier laboratoire institutionnel (1951)
- đïž Les TraitĂ©s de Rome (1957) et le triangle institutionnel
- đïž Consolidation, crises et premiĂšres rĂ©formes (1958-1986)
- â ïž La crise de la chaise vide (1965) et le poids des Ătats
- đȘđș L’Ă©mergence du Conseil europĂ©en (1974)
- đłïž 1979 : L’Ă©lection directe du Parlement europĂ©en
- đ L’accĂ©lĂ©ration de l’intĂ©gration : De l’Acte unique Ă Maastricht
- đ L’Acte unique (1986) et la majoritĂ© qualifiĂ©e
- đ Maastricht (1992) : Naissance de l’Union europĂ©enne
- đ¶ Innovations : Co-dĂ©cision, BCE et citoyennetĂ©
- đ§ Adapter l’UE Ă l’Ă©largissement : D’Amsterdam Ă Lisbonne
- â L’Ă©chec du projet de Constitution europĂ©enne (2005)
- đ Le TraitĂ© de Lisbonne (2009) : le cadre actuel
- âïž Le fonctionnement actuel et les dĂ©fis contemporains
- đȘïž Les institutions Ă l’Ă©preuve des crises
- đȘđș Bilan et perspectives : Une construction en Ă©volution
- đ§ Ă retenir
- â FAQ
- đ§© Quiz
đ Poursuivons avec le premier chapitre pour entrer dans le cĆur de l’histoire fascinante des institutions europĂ©ennes.
đ Les origines et les fondations : de lâidĂ©e europĂ©enne Ă la CEE (1945-1957)
Lâhistoire des institutions europĂ©ennes commence dans les dĂ©combres de la Seconde Guerre mondiale. En 1945, lâEurope est dĂ©vastĂ©e, matĂ©riellement et moralement. La prioritĂ© absolue est de trouver un moyen de garantir la paix et dâempĂȘcher un nouveau conflit fratricide, notamment entre la France et lâAllemagne. Câest dans ce contexte que lâidĂ©e dâune union europĂ©enne, dĂ©jĂ ancienne, prend une nouvelle vigueur. Cette premiĂšre dĂ©cennie est fondamentale car elle voit sâaffronter diffĂ©rentes visions de lâEurope et aboutit Ă la crĂ©ation dâinstitutions radicalement nouvelles, fondĂ©es sur le partage de souverainetĂ©. C’est la naissance de la mĂ©thode communautaire.
đïž LâaprĂšs-guerre et lâidĂ©e europĂ©enne : fĂ©dĂ©ralistes contre unionistes
DĂšs la fin de la guerre, de nombreuses voix s’Ă©lĂšvent pour appeler Ă l’unitĂ© europĂ©enne. Le constat est simple : le nationalisme exacerbĂ© a conduit le continent au dĂ©sastre. Il faut changer de paradigme. Winston Churchill, dans son cĂ©lĂšbre discours de Zurich en 1946, plaide pour la crĂ©ation des « Ătats-Unis d’Europe ». Cependant, derriĂšre cet appel, deux grandes conceptions s’affrontent.
Les « unionistes » (ou confĂ©dĂ©ralistes), souvent soutenus par les Britanniques, prĂŽnent une coopĂ©ration intergouvernementale classique. Dans ce schĂ©ma, les Ătats conservent toute leur souverainetĂ© et les dĂ©cisions sont prises Ă l’unanimitĂ©. C’est une Europe des Ătats souverains qui coopĂšrent. Les « fĂ©dĂ©ralistes », trĂšs actifs notamment en Italie (avec Altiero Spinelli) et au sein des mouvements de rĂ©sistance, souhaitent aller beaucoup plus loin. Ils veulent la crĂ©ation rapide d’un Ătat fĂ©dĂ©ral europĂ©en dotĂ© d’un gouvernement supranational, capable d’imposer sa volontĂ© aux Ătats membres.
Le CongrĂšs de La Haye en 1948 marque un moment fort de mobilisation pro-europĂ©enne, rĂ©unissant des centaines de personnalitĂ©s de tous horizons. Il dĂ©bouche sur la crĂ©ation du Conseil de l’Europe en 1949. Cette organisation (Ă ne pas confondre avec l’UE actuelle !) vise Ă promouvoir la dĂ©mocratie et les droits de l’homme (notamment via la Convention europĂ©enne des droits de l’homme signĂ©e en 1950). Cependant, sur le plan institutionnel, le Conseil de l’Europe reste strictement intergouvernemental et déçoit les attentes des fĂ©dĂ©ralistes.
ParallĂšlement, le contexte gĂ©opolitique de la Guerre froide et la nĂ©cessitĂ© de la reconstruction Ă©conomique poussent Ă la coopĂ©ration. Le Plan Marshall (1947), aide amĂ©ricaine massive, oblige les pays bĂ©nĂ©ficiaires Ă coopĂ©rer au sein de l’OECE (Organisation europĂ©enne de coopĂ©ration Ă©conomique). Mais pour garantir la paix durablement, il fallait dĂ©passer la simple coopĂ©ration Ă©conomique et inventer une nouvelle mĂ©thode politique.
đĄ La DĂ©claration Schuman et la mĂ©thode Monnet (9 mai 1950)
La rĂ©volution viendra de Jean Monnet, un haut fonctionnaire français pragmatique et visionnaire. Il conçoit une mĂ©thode inĂ©dite, dite « fonctionnaliste » ou « mĂ©thode des petits pas ». Monnet part d’un constat simple : l’union politique globale immĂ©diate est impossible face aux rĂ©sistances nationales. Il propose donc de commencer par des « rĂ©alisations concrĂštes crĂ©ant d’abord une solidaritĂ© de fait ». L’idĂ©e est d’intĂ©grer secteur par secteur l’Ă©conomie europĂ©enne, en commençant par un domaine hautement stratĂ©gique.
Monnet cible le charbon et l’acier, les matiĂšres premiĂšres de l’industrie et de l’armement. Mettre en commun ces ressources entre la France et l’Allemagne rendrait un nouveau conflit non seulement impensable, mais « matĂ©riellement impossible ». Ce projet Ă©conomique a une finalitĂ© profondĂ©ment politique. Surtout, il repose sur une innovation institutionnelle majeure : la crĂ©ation d’une institution supranationale, indĂ©pendante des Ătats, pour gĂ©rer ce marchĂ© commun.
Le 9 mai 1950 (date devenue la JournĂ©e de l’Europe), le ministre français des Affaires Ă©trangĂšres, Robert Schuman, rend publique cette proposition lors d’une dĂ©claration historique au Quai d’Orsay. C’est une main tendue spectaculaire Ă l’Allemagne de l’Ouest (RFA), dirigĂ©e par le chancelier Konrad Adenauer, seulement cinq ans aprĂšs la capitulation nazie. Adenauer accepte immĂ©diatement. L’Italie et les trois pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) rejoignent le projet. L' »Europe des Six » est lancĂ©e. Le Royaume-Uni, hostile Ă toute idĂ©e supranationale, refuse de participer.
đ La CECA (1951) : le premier laboratoire institutionnel supranational
Le TraitĂ© de Paris, signĂ© le 18 avril 1951, institue la CommunautĂ© europĂ©enne du charbon et de l’acier (CECA). C’est ici que commence vĂ©ritablement l’histoire des institutions europĂ©ennes modernes. La CECA repose sur une architecture totalement nouvelle, qui servira de matrice pour la suite. C’est le « carrĂ© institutionnel ».
Au cĆur du systĂšme se trouve la Haute AutoritĂ©. C’est l’organe supranational par excellence. ComposĂ©e de personnalitĂ©s indĂ©pendantes (Jean Monnet en est le premier prĂ©sident), elle dispose de pouvoirs de dĂ©cision directs et contraignants pour les Ătats et les entreprises du secteur. Elle peut lever un impĂŽt europĂ©en. Elle est l’ancĂȘtre de l’actuelle Commission europĂ©enne.
Pour Ă©quilibrer ce pouvoir, un Conseil spĂ©cial de ministres reprĂ©sente les gouvernements nationaux. Il doit donner son avis conforme sur les dĂ©cisions les plus importantes, assurant le lien entre la Haute AutoritĂ© et les politiques nationales. C’est l’embryon du Conseil de l’UE.
Une AssemblĂ©e commune, composĂ©e de dĂ©lĂ©guĂ©s des parlements nationaux, assure un contrĂŽle dĂ©mocratique limitĂ©. Elle peut censurer la Haute AutoritĂ©. C’est le prĂ©curseur du Parlement europĂ©en.
Enfin, une Cour de justice garantit le respect du traitĂ© et tranche les litiges. C’est l’origine de la Cour de justice de l’Union europĂ©enne (CJUE), qui jouera un rĂŽle crucial dans l’intĂ©gration par le droit.
đĄïž L’Ă©chec de la CED et la relance de Messine (1954-1955)
Forts du succĂšs de la CECA, les Six tentent d’appliquer la mĂȘme mĂ©thode au domaine militaire, hautement sensible. Le projet de CommunautĂ© europĂ©enne de dĂ©fense (CED), lancĂ© en 1952, prĂ©voit la crĂ©ation d’une armĂ©e europĂ©enne intĂ©grĂ©e pour encadrer le rĂ©armement allemand dans le contexte de la Guerre froide. Un projet de CommunautĂ© politique europĂ©enne (CPE) est mĂȘme esquissĂ© pour chapeauter l’ensemble.
Ce projet trĂšs ambitieux, trop fĂ©dĂ©raliste pour l’Ă©poque, suscite de vifs dĂ©bats, notamment en France oĂč gaullistes et communistes s’y opposent farouchement. Il est finalement rejetĂ© par l’AssemblĂ©e nationale française en aoĂ»t 1954. C’est un coup d’arrĂȘt brutal Ă l’intĂ©gration politique et une crise majeure pour le projet europĂ©en.
Cet Ă©chec montre les limites de la mĂ©thode Monnet lorsqu’elle touche au cĆur de la souverainetĂ© nationale. Cependant, la dynamique n’est pas brisĂ©e. Les partisans de l’intĂ©gration comprennent qu’il faut revenir Ă l’Ă©conomie. Lors de la ConfĂ©rence de Messine en 1955, les ministres des Affaires Ă©trangĂšres des Six dĂ©cident de relancer la construction europĂ©enne. Ils confient Ă un comitĂ© d’experts, dirigĂ© par le Belge Paul-Henri Spaak, la mission de prĂ©parer des propositions pour un marchĂ© commun gĂ©nĂ©ralisĂ© et une coopĂ©ration dans le domaine de l’Ă©nergie atomique civile.
đïž Les TraitĂ©s de Rome (1957) et le triangle institutionnel initial de la CEE
La relance de Messine aboutit Ă la signature des TraitĂ©s de Rome le 25 mars 1957. Ils crĂ©ent deux nouvelles communautĂ©s : la CommunautĂ© Ă©conomique europĂ©enne (CEE), visant Ă Ă©tablir un vaste marchĂ© commun et des politiques communes (notamment la Politique Agricole Commune – PAC), et Euratom (CommunautĂ© europĂ©enne de l’Ă©nergie atomique).
L’architecture institutionnelle de la CEE reprend celle de la CECA, mais avec des ajustements importants qui modifient l’Ă©quilibre des pouvoirs. Le caractĂšre supranational est lĂ©gĂšrement attĂ©nuĂ© au profit des Ătats membres. L’organe exĂ©cutif est dĂ©sormais appelĂ© Commission. Elle conserve un rĂŽle moteur crucial grĂące Ă son monopole de l’initiative lĂ©gislative (elle seule propose les lois europĂ©ennes) et son rĂŽle de gardienne des traitĂ©s.
Cependant, le pouvoir de dĂ©cision principal est transfĂ©rĂ© au Conseil des ministres, qui reprĂ©sente les Ătats. C’est lui qui adopte les lois. Les traitĂ©s prĂ©voient un passage progressif au vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e (VMQ), mais initialement, l’unanimitĂ© reste la rĂšgle pour la plupart des dĂ©cisions importantes. L’AssemblĂ©e parlementaire (commune aux trois communautĂ©s) n’a qu’un rĂŽle consultatif. Ce « triangle institutionnel » (la Commission propose, le Conseil dĂ©cide, le Parlement conseille) pose les bases du systĂšme europĂ©en, mais l’Ă©quilibre des pouvoirs sera constamment renĂ©gociĂ© dans les dĂ©cennies suivantes.
đïž Consolidation, crises et premiĂšres rĂ©formes (1958-1986)
Les trois dĂ©cennies qui suivent l’entrĂ©e en vigueur des TraitĂ©s de Rome sont une pĂ©riode contrastĂ©e pour la construction europĂ©enne. Elles sont marquĂ©es par des succĂšs Ă©conomiques indĂ©niables, comme la rĂ©alisation de l’union douaniĂšre dĂšs 1968 (en avance sur le calendrier) et la mise en place de la PAC (1962). Mais cette pĂ©riode est aussi jalonnĂ©e de crises politiques majeures et d’une lente Ă©volution institutionnelle. C’est une phase de consolidation du systĂšme, mais aussi de tensions croissantes entre la logique supranationale portĂ©e par la Commission et la volontĂ© des Ătats membres de garder le contrĂŽle, le tout dans un contexte marquĂ© par les premiers Ă©largissements.
âïž L’Ă©quilibre institutionnel initial et la fusion des exĂ©cutifs
Dans les premiĂšres annĂ©es de la CEE, la dynamique est forte. La Commission, prĂ©sidĂ©e par l’Allemand Walter Hallstein (1958-1967), joue pleinement son rĂŽle de moteur de l’intĂ©gration. Hallstein est un fĂ©dĂ©raliste convaincu qui utilise le droit d’initiative de la Commission pour proposer des lĂ©gislations ambitieuses visant Ă accĂ©lĂ©rer la rĂ©alisation du marchĂ© commun. Le dialogue entre la Commission et le Conseil fonctionne relativement bien, portĂ© par la croissance Ă©conomique des « Trente Glorieuses ».
Sur le plan structurel, la coexistence de trois CommunautĂ©s (CECA, CEE, Euratom) avec des exĂ©cutifs sĂ©parĂ©s apparaĂźt rapidement comme peu rationnelle. Une Ă©tape importante de simplification est franchie avec le TraitĂ© de fusion des exĂ©cutifs, signĂ© Ă Bruxelles en 1965 (entrĂ© en vigueur en 1967). Il crĂ©e une Commission unique et un Conseil unique pour les trois communautĂ©s. Cela simplifie l’architecture institutionnelle et renforce la cohĂ©rence de l’action communautaire.
Cependant, cet Ă©lan initial va se heurter Ă la rĂ©sistance de certains Ătats membres, en particulier la France du GĂ©nĂ©ral de Gaulle. ArrivĂ© au pouvoir en 1958, de Gaulle a une vision trĂšs diffĂ©rente de l’Europe. Fervent dĂ©fenseur de la souverainetĂ© nationale, il rejette toute dĂ©rive fĂ©dĂ©raliste et souhaite maintenir la CEE dans un cadre strictement intergouvernemental, une « Europe des Ătats ». Il se mĂ©fie profondĂ©ment de la Commission qu’il qualifie d' »arĂ©opage technocratique ». Cette opposition frontale va conduire Ă la crise la plus grave de cette pĂ©riode.
â ïž La crise de la chaise vide (1965) et le triomphe de l’intergouvernemental
La crise Ă©clate en juin 1965. L’enjeu apparent est le financement de la PAC, mais le fond du problĂšme est institutionnel et politique. Le TraitĂ© de Rome prĂ©voyait le passage automatique au vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e (VMQ) au Conseil pour de nombreux sujets Ă partir du 1er janvier 1966. Cela signifiait qu’un Ătat pourrait se voir imposer une dĂ©cision contre son grĂ©. Pour de Gaulle, c’Ă©tait inacceptable. De plus, la Commission Hallstein avait proposĂ© de lier le financement de la PAC Ă la crĂ©ation de ressources propres pour la CommunautĂ© et Ă un renforcement des pouvoirs du Parlement europĂ©en, des propositions jugĂ©es trop fĂ©dĂ©ralistes par Paris.
Pour protester contre ces Ă©volutions, la France dĂ©cide de pratiquer la « politique de la chaise vide ». Pendant sept mois, les reprĂ©sentants français boycottent toutes les rĂ©unions du Conseil des ministres, paralysant de fait la CommunautĂ©. C’est un bras de fer entre la vision française et celle des cinq autres partenaires, plus favorables Ă l’intĂ©gration supranationale.
La crise se rĂ©sout en janvier 1966 par le Compromis de Luxembourg. Ce texte, qui n’est pas un traitĂ© mais un accord politique (en rĂ©alitĂ©, un constat de dĂ©saccord), stipule que lorsque des « intĂ©rĂȘts trĂšs importants » d’un Ătat membre sont en jeu, le Conseil doit s’efforcer de trouver une solution acceptable par tous. En pratique, cela restaure le droit de veto de facto pour chaque Ătat sur les sujets sensibles, mĂȘme lorsque le traitĂ© prĂ©voit un vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e.
Ce compromis a des consĂ©quences durables sur l’histoire des institutions europĂ©ennes. Il freine considĂ©rablement la dynamique supranationale et renforce le pouvoir des Ătats au sein du Conseil. La Commission sort affaiblie de la crise (Hallstein est poussĂ© Ă la dĂ©mission). Pendant prĂšs de vingt ans, la prise de dĂ©cision europĂ©enne sera marquĂ©e par la recherche systĂ©matique de l’unanimitĂ©, contribuant Ă une pĂ©riode dite d' »eurosclĂ©rose » dans les annĂ©es 1970, marquĂ©es par la crise Ă©conomique. Le fonctionnement du Conseil de l’UE reste aujourd’hui encore marquĂ© par cette culture du consensus.
đȘđș Ăvolutions structurelles : l’Ă©mergence du Conseil europĂ©en (1974)
Face Ă la paralysie du systĂšme dĂ©cisionnel classique (Commission-Conseil), ralenti par la pratique de l’unanimitĂ©, et aux dĂ©fis croissants posĂ©s par la crise Ă©conomique (chocs pĂ©troliers de 1973 et 1979, instabilitĂ© monĂ©taire), une nouvelle pratique institutionnelle Ă©merge pour redonner une impulsion politique au plus haut niveau. Les chefs d’Ătat et de gouvernement, qui se rĂ©unissaient occasionnellement lors de « sommets », dĂ©cident de formaliser leurs rencontres.
En 1974, lors du Sommet de Paris, Ă l’initiative du prĂ©sident français ValĂ©ry Giscard d’Estaing et du chancelier allemand Helmut Schmidt, le Conseil europĂ©en est créé. Il rĂ©unit les dirigeants des Ătats membres (et le prĂ©sident de la Commission) au moins trois fois par an. Son rĂŽle est de fixer les grandes orientations politiques de la construction europĂ©enne et de dĂ©bloquer les dossiers sur lesquels le Conseil des ministres bute.
Bien qu’initialement informel et non prĂ©vu par les traitĂ©s, le Conseil europĂ©en devient rapidement le centre nĂ©vralgique du pouvoir politique en Europe. C’est lui qui prend les dĂ©cisions stratĂ©giques (lancement du SystĂšme MonĂ©taire EuropĂ©en en 1979, nĂ©gociations d’Ă©largissement). Sa crĂ©ation marque une nouvelle Ă©tape dans le renforcement de la logique intergouvernementale. Ce sont les dirigeants nationaux qui reprennent la main sur l’orientation du projet europĂ©en.
đłïž La quĂȘte de lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique : pouvoirs budgĂ©taires et Ă©lection directe du Parlement (1979)
ParallĂšlement Ă ce renforcement du pĂŽle intergouvernemental, la question de la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique de la construction europĂ©enne se pose avec de plus en plus d’acuitĂ©. Le Parlement europĂ©en, jusqu’alors composĂ© de dĂ©lĂ©guĂ©s des parlements nationaux et dotĂ© de pouvoirs consultatifs limitĂ©s, va progressivement gagner en influence et en lĂ©gitimitĂ©.
Une premiĂšre Ă©tape est franchie dans les annĂ©es 1970 avec la rĂ©forme du financement de la CommunautĂ©. Celle-ci est dĂ©sormais assurĂ©e par des « ressources propres » (et non plus des contributions nationales) Ă partir de 1970. En contrepartie, les TraitĂ©s budgĂ©taires de 1970 et 1975 accordent au Parlement un vĂ©ritable pouvoir de co-dĂ©cision sur le budget europĂ©en. Il a notamment le dernier mot sur les dĂ©penses dites « non obligatoires » et acquiert le pouvoir de rejeter l’ensemble du budget, ce qu’il ne manquera pas de faire pour affirmer son autoritĂ©.
Mais la rĂ©forme la plus symbolique et la plus importante politiquement est l’Ă©lection du Parlement europĂ©en au suffrage universel direct. DĂ©cidĂ©e en 1976, la premiĂšre Ă©lection europĂ©enne a lieu en juin 1979. C’est un tournant majeur pour la dĂ©mocratie europĂ©enne. DĂ©sormais, les dĂ©putĂ©s europĂ©ens tirent leur lĂ©gitimitĂ© directement des citoyens.
Cela donne au Parlement un poids politique nouveau pour revendiquer davantage de pouvoirs lĂ©gislatifs. La premiĂšre prĂ©sidente du Parlement Ă©lu est la Française Simone Veil. L’histoire de l’Ă©volution des pouvoirs du Parlement europĂ©en entre dans une nouvelle phase, celle de la conquĂȘte progressive de l’influence face au Conseil et Ă la Commission. C’est une premiĂšre rĂ©ponse aux critiques sur le dĂ©ficit dĂ©mocratique de la construction europĂ©enne.
đ Les premiers Ă©largissements et le dĂ©fi de l’efficacitĂ©
La CEE s’Ă©largit pour la premiĂšre fois en 1973 (Royaume-Uni, Irlande, Danemark), passant de 6 Ă 9 membres. L’adhĂ©sion britannique, longtemps bloquĂ©e par de Gaulle, modifie les Ă©quilibres internes. Suivent les Ă©largissements mĂ©diterranĂ©ens, qui ancrent la dĂ©mocratie dans des pays sortant de dictatures : la GrĂšce en 1981, puis l’Espagne et le Portugal en 1986. L’Europe passe Ă 12 membres.
Ces Ă©largissements rendent le fonctionnement institutionnel encore plus complexe. La rĂšgle de l’unanimitĂ©, de facto en vigueur depuis le Compromis de Luxembourg, devient de plus en plus paralysante dans une Europe plus hĂ©tĂ©rogĂšne. Pour Ă©viter la dilution du projet europĂ©en dans une simple zone de libre-Ă©change, une rĂ©forme institutionnelle devient indispensable pour amĂ©liorer l’efficacitĂ© de la prise de dĂ©cision. C’est ce dĂ©fi qui va conduire Ă la grande relance du milieu des annĂ©es 1980.
đ L’accĂ©lĂ©ration de l’intĂ©gration : De l’Acte unique Ă Maastricht (1986-1992)
Le milieu des annĂ©es 1980 marque un tournant dĂ©cisif dans l’histoire des institutions europĂ©ennes. AprĂšs la pĂ©riode d' »eurosclĂ©rose », la construction europĂ©enne connaĂźt une accĂ©lĂ©ration spectaculaire. Cette dynamique est portĂ©e par la volontĂ© de faire face aux dĂ©fis de la mondialisation Ă©conomique et par les bouleversements gĂ©opolitiques liĂ©s Ă la fin de la Guerre froide. Cette pĂ©riode est marquĂ©e par deux traitĂ©s majeurs, l’Acte unique europĂ©en et le TraitĂ© de Maastricht, qui transforment profondĂ©ment l’architecture institutionnelle et la nature mĂȘme du projet europĂ©en, passant d’une CommunautĂ© principalement Ă©conomique Ă une vĂ©ritable Union politique et monĂ©taire.
đ La relance Delors et l’Acte unique europĂ©en (1986) : marchĂ© intĂ©rieur et majoritĂ© qualifiĂ©e
La relance est impulsĂ©e par la nouvelle Commission europĂ©enne prĂ©sidĂ©e par le Français Jacques Delors (1985-1995). Delors propose un objectif mobilisateur pour sortir l’Europe de la morositĂ© : achever le grand marchĂ© intĂ©rieur unique pour le 31 dĂ©cembre 1992. Il s’agit de supprimer toutes les barriĂšres restantes (physiques, techniques, fiscales) Ă la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. C’est l' »Objectif 1992″. Pour rĂ©aliser cet ambitieux programme (prĂšs de 300 mesures listĂ©es dans un Livre blanc), il est impĂ©ratif de rĂ©former le processus dĂ©cisionnel.
C’est l’objet de l’Acte unique europĂ©en (AUE), signĂ© en 1986. C’est la premiĂšre rĂ©vision majeure des TraitĂ©s de Rome. Son innovation institutionnelle principale est l’extension significative du vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e (VMQ) au sein du Conseil pour la quasi-totalitĂ© des lĂ©gislations relatives au marchĂ© intĂ©rieur. C’est une rĂ©volution : cela permet de contourner le blocage liĂ© Ă la recherche systĂ©matique de l’unanimitĂ©. Le Compromis de Luxembourg, sans disparaĂźtre, perd une grande partie de sa portĂ©e pratique. L’adoption des lois europĂ©ennes s’accĂ©lĂšre considĂ©rablement.
L’AUE officialise Ă©galement l’existence du Conseil europĂ©en en l’inscrivant pour la premiĂšre fois dans les traitĂ©s, reconnaissant formellement son rĂŽle d’impulsion politique. Il Ă©largit aussi les compĂ©tences de la CEE Ă de nouveaux domaines importants, comme l’environnement, la recherche et la politique de cohĂ©sion Ă©conomique et sociale (crĂ©ation des fonds structurels). Enfin, il institutionnalise la coopĂ©ration en matiĂšre de politique Ă©trangĂšre (CoopĂ©ration Politique EuropĂ©enne – CPE).
đïž Le renforcement du Parlement europĂ©en : la procĂ©dure de coopĂ©ration
L’Acte unique ne se contente pas d’amĂ©liorer l’efficacitĂ© dĂ©cisionnelle ; il rĂ©pond aussi Ă la demande de dĂ©mocratisation en renforçant les pouvoirs du Parlement europĂ©en, fort de sa lĂ©gitimitĂ© acquise en 1979. L’AUE introduit la procĂ©dure de coopĂ©ration. Sans ĂȘtre encore une vĂ©ritable co-dĂ©cision, cette procĂ©dure donne au Parlement un rĂŽle plus actif dans le processus lĂ©gislatif.
Elle instaure une double lecture des textes lĂ©gislatifs. Le Parlement peut dĂ©sormais amender les propositions de la Commission et la position du Conseil. Si le Parlement rejette une position du Conseil Ă la majoritĂ© absolue de ses membres, ce dernier ne peut passer outre qu’Ă l’unanimitĂ©. Cela oblige le Conseil et la Commission Ă dialoguer davantage avec le Parlement et Ă tenir compte de son avis.
L’AUE introduit aussi la procĂ©dure d’avis conforme : l’accord du Parlement devient obligatoire pour les traitĂ©s d’adhĂ©sion de nouveaux Ătats membres et certains accords internationaux majeurs (accords d’association). C’est une Ă©tape importante dans la transformation progressive du Parlement en un acteur lĂ©gislatif Ă part entiĂšre. L’histoire de l’Ă©volution du Parlement europĂ©en connaĂźt une accĂ©lĂ©ration notable.
đ Le contexte de la fin de la Guerre froide et le projet d’Union politique et monĂ©taire
La dynamique positive créée par l’Acte unique est amplifiĂ©e par les bouleversements historiques de la fin des annĂ©es 1980. La chute du Mur de Berlin en 1989, l’effondrement des rĂ©gimes communistes en Europe de l’Est et la perspective de la rĂ©unification allemande (effective en 1990) changent radicalement la donne gĂ©opolitique. L’Europe doit rĂ©pondre Ă ces dĂ©fis historiques.
Pour ancrer solidement l’Allemagne rĂ©unifiĂ©e dans l’Europe et rassurer ses partenaires (notamment la France), le chancelier allemand Helmut Kohl et le prĂ©sident français François Mitterrand dĂ©cident d’accĂ©lĂ©rer l’intĂ©gration europĂ©enne. Le projet d’Union Ă©conomique et monĂ©taire (UEM), dĂ©jĂ esquissĂ© par le Rapport Delors en 1989, devient une prioritĂ©. L’idĂ©e est de complĂ©ter le marchĂ© unique par une monnaie unique, symbole fort d’intĂ©gration.
ParallĂšlement, la volontĂ© d’aller vers une « Union politique » plus affirmĂ©e, capable de parler d’une seule voix sur la scĂšne internationale face Ă ces bouleversements, progresse. Deux confĂ©rences intergouvernementales (CIG) sont lancĂ©es fin 1990 pour nĂ©gocier un nouveau traitĂ© ambitieux qui refondera le projet europĂ©en.
đ Le TraitĂ© de Maastricht (1992) : la naissance de l’Union europĂ©enne et la structure en piliers
Le TraitĂ© sur l’Union europĂ©enne (TUE), signĂ© Ă Maastricht le 7 fĂ©vrier 1992, est un tournant fondamental, le plus important depuis les TraitĂ©s de Rome. Il crĂ©e officiellement l’Union europĂ©enne (UE), qui englobe les CommunautĂ©s existantes et de nouvelles formes de coopĂ©ration. L’architecture de l’UE devient alors complexe, organisĂ©e en trois piliers.
Le premier pilier (pilier communautaire) regroupe la CEE (rebaptisĂ©e CommunautĂ© europĂ©enne), la CECA et Euratom. Il fonctionne selon la mĂ©thode supranationale classique. C’est le cĆur de l’intĂ©gration Ă©conomique et sociale.
Le deuxiÚme pilier est consacré à la Politique étrangÚre et de sécurité commune (PESC). Le troisiÚme pilier concerne la Coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (JAI) (police, immigration, asile).
Les deuxiĂšme et troisiĂšme piliers fonctionnent selon une logique intergouvernementale : les dĂ©cisions se prennent essentiellement Ă l’unanimitĂ© au Conseil, avec un rĂŽle trĂšs limitĂ© pour la Commission, le Parlement et la Cour de justice. Cette structure en piliers est un compromis complexe entre les ambitions fĂ©dĂ©ralistes et les rĂ©sistances nationales sur les sujets rĂ©galiens (diplomatie, sĂ©curitĂ©). Elle complexifie considĂ©rablement la lisibilitĂ© du systĂšme institutionnel.
đ¶ Les innovations institutionnelles de Maastricht : la co-dĂ©cision, la BCE et la citoyennetĂ©
Maastricht apporte des innovations institutionnelles majeures qui façonnent encore l’UE aujourd’hui. La plus importante sur le plan dĂ©mocratique est l’introduction de la procĂ©dure de co-dĂ©cision. Cette nouvelle procĂ©dure place le Parlement europĂ©en sur un pied d’Ă©galitĂ© avec le Conseil dans certains domaines lĂ©gislatifs clĂ©s (marchĂ© intĂ©rieur, environnement, transports…). DĂ©sormais, une loi ne peut ĂȘtre adoptĂ©e sans l’accord explicite du Parlement, qui dispose d’un vĂ©ritable droit de veto. C’est une avancĂ©e majeure qui modifie profondĂ©ment la procĂ©dure lĂ©gislative europĂ©enne.
Sur le plan Ă©conomique, Maastricht lance l’UEM et prĂ©voit la crĂ©ation de la monnaie unique (l’Euro) avant 1999, sous rĂ©serve du respect de « critĂšres de convergence » stricts (maĂźtrise de l’inflation et des dĂ©ficits publics). Cela implique la crĂ©ation d’une nouvelle institution fĂ©dĂ©rale et indĂ©pendante : la Banque centrale europĂ©enne (BCE), chargĂ©e de la politique monĂ©taire de la future zone euro. C’est un transfert de souverainetĂ© majeur. Le rĂŽle de la BCE sera crucial dans les dĂ©cennies suivantes.
Enfin, Maastricht crĂ©e la citoyennetĂ© europĂ©enne, qui s’ajoute Ă la citoyennetĂ© nationale, confĂ©rant de nouveaux droits (droit de vote aux Ă©lections locales et europĂ©ennes dans le pays de rĂ©sidence). Il introduit aussi le principe de subsidiaritĂ©, visant Ă encadrer les compĂ©tences de l’UE. Maastricht marque ainsi le passage d’une Europe principalement Ă©conomique Ă une Europe politique, non sans susciter des dĂ©bats passionnĂ©s lors de sa ratification (rĂ©fĂ©rendum trĂšs serrĂ© en France).
đ§ Adapter l’UE Ă l’Ă©largissement : D’Amsterdam Ă Lisbonne (1997-2009)
AprĂšs le saut qualitatif de Maastricht, l’Union europĂ©enne entre dans une phase d’ajustements institutionnels complexes, dictĂ©s par un dĂ©fi historique : le grand Ă©largissement aux pays d’Europe centrale et orientale (PECO) libĂ©rĂ©s du joug soviĂ©tique. Passer de 15 membres (aprĂšs l’adhĂ©sion de l’Autriche, la Finlande et la SuĂšde en 1995) Ă 25, puis 27 membres, impose de rĂ©former en profondeur les rĂšgles de fonctionnement conçues initialement pour six pays, afin d’Ă©viter la paralysie. Cette pĂ©riode est marquĂ©e par une succession de traitĂ©s (Amsterdam, Nice) qui apportent des rĂ©ponses partielles, puis par la crise majeure du projet de Constitution europĂ©enne, avant d’aboutir au TraitĂ© de Lisbonne, qui fixe le cadre institutionnel actuel.
đ Amsterdam (1997) et Nice (2001) : les rĂ©formes inachevĂ©es face au dĂ©fi de l’Ă©largissement
Le TraitĂ© d’Amsterdam, signĂ© en 1997, avait pour ambition de prĂ©parer les institutions Ă l’Ă©largissement tout en rapprochant l’UE des citoyens. Cependant, les nĂ©gociations sont difficiles et les rĂ©sultats modestes sur le plan institutionnel. Amsterdam apporte des avancĂ©es dans certains domaines : il renforce les droits fondamentaux, intĂšgre l’acquis de Schengen (libre circulation des personnes) dans le cadre de l’UE, et « communautarise » une partie du troisiĂšme pilier (visas, asile, immigration), les faisant passer sous la mĂ©thode supranationale.
Il simplifie et Ă©tend considĂ©rablement la procĂ©dure de co-dĂ©cision, renforçant encore le rĂŽle du Parlement europĂ©en. Il crĂ©e aussi le poste de Haut ReprĂ©sentant pour la PESC pour donner un visage Ă la politique Ă©trangĂšre de l’UE. Mais il Ă©choue Ă rĂ©gler les questions clĂ©s pour l’Ă©largissement (le « reliquat d’Amsterdam ») : la taille de la Commission, la pondĂ©ration des voix au Conseil et l’extension du vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e.
C’est le TraitĂ© de Nice, signĂ© en 2001, qui est chargĂ© de rĂ©gler ces questions urgentes avant le « big bang » de l’Ă©largissement. Les nĂ©gociations sont extrĂȘmement ardues, marquĂ©es par des tensions vives entre « grands » et « petits » pays sur la rĂ©partition du pouvoir. Nice aboutit Ă un compromis complexe et peu lisible. Il rĂ©forme la pondĂ©ration des voix au Conseil avec un systĂšme de majoritĂ© qualifiĂ©e trĂšs compliquĂ©, visant Ă Ă©viter la paralysie tout en prĂ©servant les Ă©quilibres.
Il rĂ©forme aussi la composition de la Commission (un commissaire par Ătat membre, avec un plafonnement prĂ©vu plus tard). Bien que techniquement nĂ©cessaire pour permettre le grand Ă©largissement de 2004 (10 nouveaux membres) et de 2007 (Bulgarie et Roumanie), le TraitĂ© de Nice est largement considĂ©rĂ© comme insatisfaisant. Il rĂ©vĂšle les limites de la mĂ©thode des nĂ©gociations intergouvernementales classiques (CIG) pour rĂ©former les institutions et souligne la nĂ©cessitĂ© d’une rĂ©forme plus ambitieuse et plus dĂ©mocratique.
â Le projet de Constitution europĂ©enne : ambition et Ă©chec (2001-2005)
Face aux critiques sur la complexitĂ© et le manque de lisibilitĂ© du systĂšme aprĂšs Nice, les dirigeants europĂ©ens lancent un processus de rĂ©flexion inĂ©dit. La DĂ©claration de Laeken (2001) convoque une Convention sur l’avenir de l’Europe, prĂ©sidĂ©e par l’ancien prĂ©sident français ValĂ©ry Giscard d’Estaing. Cette Convention, composĂ©e de reprĂ©sentants des gouvernements, des parlements nationaux, du Parlement europĂ©en et de la Commission, travaille de maniĂšre ouverte et transparente pour rĂ©diger un texte unique et cohĂ©rent.
Le rĂ©sultat est le projet de TraitĂ© Ă©tablissant une Constitution pour l’Europe (TECE), signĂ© Ă Rome en 2004. Ce projet ambitieux visait Ă remplacer tous les traitĂ©s existants par un texte unique. Il introduisait des symboles quasi-Ă©tatiques (drapeau, hymne officiels) et clarifiait la rĂ©partition des compĂ©tences de l’Union. Il intĂ©grait la Charte des droits fondamentaux (proclamĂ©e Ă Nice en 2000) et proposait des avancĂ©es institutionnelles majeures : un systĂšme de vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e plus simple et plus efficace (la double majoritĂ©), la crĂ©ation d’un PrĂ©sident stable du Conseil europĂ©en et d’un Ministre des Affaires Ă©trangĂšres de l’UE.
Cependant, ce projet de « Constitution » suscite des dĂ©bats intenses sur la nature de l’UE et les craintes d’un super-Ătat fĂ©dĂ©ral ou d’une Europe trop libĂ©rale. Il est rejetĂ© par rĂ©fĂ©rendum en France (55% de non) et aux Pays-Bas en 2005. L’UE plonge dans une profonde crise institutionnelle et une pĂ©riode de rĂ©flexion, rĂ©vĂ©lant une fracture entre les Ă©lites europĂ©ennes et une partie des citoyens. Les questions sur le dĂ©ficit dĂ©mocratique et la finalitĂ© de l’UE sont au cĆur de cette crise de confiance.
đ Le TraitĂ© de Lisbonne (2009) : sauver les rĂ©formes institutionnelles
Pour sortir de l’impasse, les dirigeants europĂ©ens, sous l’impulsion de la chanceliĂšre allemande Angela Merkel et du prĂ©sident français Nicolas Sarkozy, dĂ©cident d’abandonner l’approche constitutionnelle et de revenir Ă un traitĂ© modificatif classique. L’objectif est de sauver le contenu institutionnel du projet de Constitution tout en abandonnant les symboles et le vocabulaire qui avaient cristallisĂ© les oppositions.
Le TraitĂ© de Lisbonne, signĂ© le 13 dĂ©cembre 2007 (entrĂ© en vigueur le 1er dĂ©cembre 2009 aprĂšs une ratification difficile, notamment en Irlande qui a dĂ» organiser un second rĂ©fĂ©rendum), reprend l’essentiel des innovations institutionnelles du TECE. C’est le traitĂ© qui rĂ©git le fonctionnement actuel de l’UE. Il modifie les deux traitĂ©s fondamentaux existants : le TraitĂ© sur l’Union europĂ©enne (TUE) et le TraitĂ© sur le fonctionnement de l’Union europĂ©enne (TFUE).
đïž Les apports clĂ©s de Lisbonne : gĂ©nĂ©ralisation de la co-dĂ©cision et nouveaux postes
Les innovations institutionnelles de Lisbonne sont nombreuses et visent Ă rendre l’UE plus dĂ©mocratique, plus efficace et plus visible. Le Parlement europĂ©en est le grand gagnant de la rĂ©forme : la procĂ©dure de co-dĂ©cision (rebaptisĂ©e procĂ©dure lĂ©gislative ordinaire – PLO) devient la rĂšgle quasi gĂ©nĂ©rale, s’appliquant Ă de nombreux nouveaux domaines (y compris l’agriculture et la justice). Cela place le Parlement sur un pied d’Ă©galitĂ© avec le Conseil dans la quasi-totalitĂ© des domaines lĂ©gislatifs, achevant sa transformation en vĂ©ritable chambre lĂ©gislative.
Le systĂšme de prise de dĂ©cision au Conseil est simplifiĂ© et rendu plus efficace. Le vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e est Ă©tendu. Le nouveau systĂšme de double majoritĂ© (55% des Ătats reprĂ©sentant 65% de la population) s’applique depuis 2014, rendant le processus plus transparent et dĂ©mocratique.
De nouveaux postes clĂ©s sont créés pour renforcer la stabilitĂ© et la visibilitĂ© de l’UE. Le Conseil europĂ©en devient officiellement une institution de l’UE et est dotĂ© d’un PrĂ©sident permanent (Ă©lu pour 2 ans et demi), chargĂ© d’assurer la continuitĂ© des travaux et de reprĂ©senter l’UE Ă l’extĂ©rieur. Le poste de Haut ReprĂ©sentant de l’Union pour les affaires Ă©trangĂšres et la politique de sĂ©curitĂ© est créé. Il a une double casquette : vice-prĂ©sident de la Commission europĂ©enne et prĂ©sident du Conseil des affaires Ă©trangĂšres, assurant ainsi la cohĂ©rence de l’action extĂ©rieure de l’UE.
đ La clarification de l’architecture : abolition des piliers et personnalitĂ© juridique unique
Lisbonne clarifie enfin la structure complexe hĂ©ritĂ©e de Maastricht. Il abolit la structure en piliers : l’UE a dĂ©sormais une personnalitĂ© juridique unique. La mĂ©thode communautaire (supranationale) devient la rĂšgle gĂ©nĂ©rale, y compris pour la plupart des sujets de justice et d’affaires intĂ©rieures (ELSJ), bien que la politique Ă©trangĂšre (PESC) reste soumise Ă des rĂšgles spĂ©cifiques (intergouvernementales).
Enfin, Lisbonne renforce la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique de l’UE. La Charte des droits fondamentaux acquiert une force juridique contraignante. Les parlements nationaux sont davantage associĂ©s au processus dĂ©cisionnel (contrĂŽle de la subsidiaritĂ©). Et pour la premiĂšre fois, le traitĂ© prĂ©voit explicitement la possibilitĂ© pour un Ătat membre de se retirer de l’Union (Article 50 du TUE), une clause qui sera utilisĂ©e par le Royaume-Uni lors du Brexit en 2020. Le TraitĂ© de Lisbonne reprĂ©sente l’aboutissement (provisoire) de cette longue histoire des institutions europĂ©ennes, trouvant un Ă©quilibre complexe entre efficacitĂ© supranationale et lĂ©gitimitĂ© intergouvernementale.
âïž Le fonctionnement actuel et les dĂ©fis contemporains (Depuis 2009)
Depuis l’entrĂ©e en vigueur du TraitĂ© de Lisbonne, l’architecture institutionnelle de l’UE n’a pas Ă©tĂ© modifiĂ©e par un nouveau traitĂ©. Cependant, le fonctionnement concret des institutions a considĂ©rablement Ă©voluĂ© sous l’effet des crises majeures que l’Union a traversĂ©es. La crise de la zone euro, la crise migratoire, le Brexit, la pandĂ©mie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont mis Ă l’Ă©preuve le cadre de Lisbonne, rĂ©vĂ©lant ses forces et ses faiblesses, et modifiant les Ă©quilibres de pouvoir entre les institutions. Comprendre le fonctionnement actuel de l’UE est essentiel pour saisir comment les dĂ©cisions sont prises et pour analyser les dĂ©bats sur l’avenir de l’Europe.
đș Le triangle institutionnel aujourd’hui : une parlementarisation croissante
Le cĆur du processus dĂ©cisionnel de l’UE repose toujours sur le « triangle institutionnel », oĂč chaque institution reprĂ©sente une lĂ©gitimitĂ© diffĂ©rente, mais le systĂšme a Ă©voluĂ© vers une plus grande parlementarisation.
La Commission europĂ©enne reprĂ©sente l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral de l’Union. Elle conserve son rĂŽle moteur grĂące Ă son monopole de l’initiative lĂ©gislative. Elle est aussi l’organe exĂ©cutif de l’UE et la « gardienne des traitĂ©s ». Depuis Lisbonne, le lien entre la Commission et le Parlement s’est renforcĂ© : le PrĂ©sident de la Commission est Ă©lu par le Parlement sur proposition du Conseil europĂ©en, en tenant compte des rĂ©sultats des Ă©lections europĂ©ennes (systĂšme des Spitzenkandidaten, bien que contestĂ©). L’Ă©volution du rĂŽle de la Commission europĂ©enne montre une tendance Ă la politisation de cet organe autrefois perçu comme technocratique.
Le Parlement europĂ©en reprĂ©sente les citoyens de l’Union. Ălu au suffrage universel direct, il est le grand gagnant des rĂ©formes successives. GrĂące Ă la gĂ©nĂ©ralisation de la PLO, il est dĂ©sormais co-lĂ©gislateur Ă Ă©galitĂ© avec le Conseil dans la quasi-totalitĂ© des domaines. Il adopte le budget et exerce un contrĂŽle politique croissant sur la Commission (qu’il peut censurer). L’histoire du Parlement europĂ©en montre son passage d’une assemblĂ©e consultative Ă un vrai pouvoir lĂ©gislatif.
Le Conseil de l’Union europĂ©enne (ou Conseil des ministres) reprĂ©sente les intĂ©rĂȘts des Ătats membres. Il est l’autre co-lĂ©gislateur. GrĂące Ă l’extension du vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e (VMQ) par Lisbonne, il est devenu plus efficace. Cependant, l’unanimitĂ© reste requise pour les sujets sensibles (fiscalitĂ©, politique Ă©trangĂšre), ce qui reste une source de blocage frĂ©quente.
âïž Comment se fabrique la loi aujourd’hui ? La PLO et la pratique des trilogues
La grande majoritĂ© des lois europĂ©ennes sont adoptĂ©es selon la procĂ©dure lĂ©gislative ordinaire (PLO). C’est un processus complexe qui implique une navette entre les institutions.
Tout commence par une proposition de la Commission. Cette proposition est envoyĂ©e simultanĂ©ment au Parlement et au Conseil. Chacune des deux institutions examine le texte et propose des amendements (premiĂšre et deuxiĂšme lectures). Si aucun accord n’est trouvĂ©, une procĂ©dure de conciliation est engagĂ©e.
En pratique, pour accĂ©lĂ©rer le processus, des nĂ©gociations informelles ont lieu en permanence entre les trois institutions : ce sont les « trilogues« . Des reprĂ©sentants du Parlement (rapporteurs), du Conseil (prĂ©sidence tournante) et de la Commission se rĂ©unissent pour trouver un compromis avant mĂȘme la fin de la premiĂšre ou de la deuxiĂšme lecture. Cette pratique est trĂšs efficace (la majoritĂ© des lois sont adoptĂ©es rapidement), mais elle est souvent critiquĂ©e pour son manque de transparence.
Ce processus garantit que les lois europĂ©ennes sont le rĂ©sultat d’un double contrĂŽle dĂ©mocratique (citoyens via le Parlement, gouvernements via le Conseil). Pour bien comprendre ce processus, il est utile d’Ă©tudier en dĂ©tail la procĂ©dure lĂ©gislative ordinaire expliquĂ©e.
đïž Le rĂŽle clĂ© des autres institutions : la montĂ©e en puissance du Conseil europĂ©en et de la BCE
En dehors du triangle lĂ©gislatif, d’autres institutions jouent un rĂŽle dĂ©terminant, qui s’est considĂ©rablement accru sous l’effet des crises, modifiant l’Ă©quilibre institutionnel.
Le Conseil europĂ©en (les chefs d’Ătat et de gouvernement) est devenu l’instance suprĂȘme de direction politique de l’UE. C’est lui qui fixe les grandes orientations et gĂšre les crises. Sa montĂ©e en puissance traduit une tendance Ă l' »intergouvernementalisation » du fonctionnement de l’UE, parfois au dĂ©triment de la mĂ©thode communautaire classique. La distinction entre le Conseil europĂ©en et le Conseil de l’UE est fondamentale pour comprendre qui gouverne l’Europe.
La Banque centrale européenne (BCE) a vu son rÎle exploser lors de la crise de la zone euro (2010-2015). Institution indépendante et technocratique, elle a pris des mesures décisives (politiques monétaires non conventionnelles) pour sauver la monnaie unique. Sa puissance économique et financiÚre pose des questions sur son contrÎle démocratique.
La Cour de justice de l’Union europĂ©enne (CJUE) continue de jouer un rĂŽle moteur dans l’intĂ©gration par le droit, en assurant la primautĂ© du droit europĂ©en. Son rĂŽle est devenu crucial dans la protection de l’Ătat de droit face aux dĂ©rives de certains gouvernements nationaux (Pologne, Hongrie). Le rĂŽle de la CJUE, de la BCE et des autres organes de contrĂŽle est vital pour l’Ă©quilibre du systĂšme.
đȘïž Les institutions Ă l’Ă©preuve des crises : adaptation et rĂ©silience
La dĂ©cennie 2010-2020 a Ă©tĂ© marquĂ©e par une « polycrise » qui a testĂ© la rĂ©silience des institutions europĂ©ennes. La crise de la zone euro a conduit Ă un renforcement de la gouvernance Ă©conomique (Semestre europĂ©en, MES, Union bancaire). La crise migratoire (2015) a rĂ©vĂ©lĂ© les divisions profondes entre Ătats membres et les limites de la solidaritĂ© europĂ©enne.
Le Brexit (2016-2020) a été un choc historique, mais les institutions ont démontré leur unité et leur efficacité dans la gestion de ce divorce complexe.
Plus rĂ©cemment, la pandĂ©mie de Covid-19 a marquĂ© un tournant majeur. L’UE a adoptĂ© le plan de relance europĂ©en (« Next Generation EU ») financĂ© par un endettement commun, une avancĂ©e impensable auparavant vers plus de fĂ©dĂ©ralisme budgĂ©taire, qui a redonnĂ© un rĂŽle central Ă la Commission. La guerre en Ukraine (depuis 2022) pousse l’UE vers une plus grande intĂ©gration en matiĂšre de dĂ©fense, d’Ă©nergie et de politique Ă©trangĂšre.
Ces crises montrent la capacitĂ© d’adaptation des institutions europĂ©ennes. Elles agissent comme des accĂ©lĂ©rateurs d’intĂ©gration (« L’Europe se fera dans les crises », disait Jean Monnet), mais elles modifient aussi les Ă©quilibres de pouvoir, souvent au profit des instances intergouvernementales en temps de crise aiguĂ«.
đłïž Le dĂ©bat persistant sur le dĂ©ficit dĂ©mocratique et l’avenir des rĂ©formes
MalgrĂ© les progrĂšs apportĂ©s par Lisbonne, le dĂ©bat sur le dĂ©ficit dĂ©mocratique de l’UE reste vif. La complexitĂ© du systĂšme, le manque de transparence de certaines nĂ©gociations et le sentiment d’Ă©loignement des citoyens alimentent la mĂ©fiance et l’euroscepticisme.
Pour rĂ©pondre Ă ces critiques, l’UE tente de dĂ©velopper de nouveaux mĂ©canismes de participation. L’Initiative citoyenne europĂ©enne (ICE) permet aux citoyens de proposer des lĂ©gislations. La ConfĂ©rence sur l’avenir de l’Europe (2021-2022) a Ă©tĂ© un exercice inĂ©dit de dĂ©mocratie participative. Ses propositions ambitieuses (fin de l’unanimitĂ© dans certains domaines, renforcement des compĂ©tences de l’UE) posent la question d’une Ă©ventuelle rĂ©vision des traitĂ©s. Ce dĂ©bat est d’autant plus urgent que la perspective de nouveaux Ă©largissements (Ukraine, Balkans occidentaux) impose de rĂ©former les institutions pour Ă©viter la paralysie d’une Union Ă plus de 30 membres.
đȘđș Bilan et perspectives : Une construction institutionnelle en Ă©volution permanente
Au terme de ce voyage Ă travers l’histoire des institutions europĂ©ennes, il est essentiel de prendre du recul pour mesurer le chemin parcouru, comprendre l’originalitĂ© du modĂšle europĂ©en et identifier les dĂ©fis cruciaux qui l’attendent. L’Union europĂ©enne est un laboratoire politique sans prĂ©cĂ©dent, une tentative unique de gĂ©rer la diversitĂ© et l’interdĂ©pendance Ă l’Ăšre de la mondialisation. Son architecture institutionnelle, loin d’ĂȘtre figĂ©e, est le reflet des tensions politiques, des compromis historiques et de la volontĂ© constante de s’adapter aux crises.
đ Bilan de 70 ans d’Ă©volution institutionnelle : une construction unique et rĂ©siliente
L’histoire des institutions europĂ©ennes est celle d’une transformation progressive et pragmatique. NĂ©e de la volontĂ© de paix, la construction europĂ©enne a dĂ©butĂ© par une intĂ©gration Ă©conomique sectorielle (CECA) avant de s’Ă©largir Ă l’ensemble de l’Ă©conomie (CEE) puis Ă des domaines de plus en plus politiques (monnaie, justice, affaires Ă©trangĂšres). Ce processus s’est appuyĂ© sur une mĂ©thode inĂ©dite, la mĂ©thode communautaire, fondĂ©e sur des institutions supranationales fortes et un dialogue permanent entre elles.
Le systĂšme institutionnel qui en rĂ©sulte est unique au monde. Ce n’est pas un Ătat fĂ©dĂ©ral classique, car les Ătats membres restent souverains et maĂźtres des traitĂ©s. Mais ce n’est pas non plus une simple organisation internationale, car l’UE dispose de pouvoirs considĂ©rables, d’un ordre juridique propre qui prime sur les droits nationaux, et d’institutions dĂ©mocratiques comme le Parlement europĂ©en.
Le bilan est globalement impressionnant au regard des objectifs initiaux. La paix a Ă©tĂ© prĂ©servĂ©e entre les membres. La prospĂ©ritĂ© Ă©conomique a Ă©tĂ© favorisĂ©e par le marchĂ© unique et l’euro. Surtout, l’UE a dĂ©montrĂ© une rĂ©silience remarquable face aux crises successives. De la crise de la chaise vide Ă la pandĂ©mie de Covid-19, en passant par la crise de l’euro, l’Union a toujours trouvĂ© des ressources pour se rĂ©inventer et trouver des solutions innovantes pour avancer (plan de relance, rĂ©ponse Ă la guerre en Ukraine). Cette capacitĂ© d’adaptation est inscrite dans l’ADN du projet europĂ©en et de ses institutions.
âïž L’Ă©quilibre complexe entre efficacitĂ© supranationale et lĂ©gitimitĂ© nationale
L’architecture institutionnelle de l’UE repose sur un Ă©quilibre subtil et constamment renĂ©gociĂ© entre deux logiques, deux sources de lĂ©gitimitĂ©. D’une part, la logique supranationale (ou communautaire), incarnĂ©e par la Commission (intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral), le Parlement (citoyens) et la CJUE (droit). Cette logique privilĂ©gie l’efficacitĂ© de la dĂ©cision par le vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e et la dĂ©fense de l’intĂ©rĂȘt commun europĂ©en face aux Ă©goĂŻsmes nationaux.
D’autre part, la logique intergouvernementale, incarnĂ©e par le Conseil europĂ©en et le Conseil de l’UE (intĂ©rĂȘts nationaux). Cette logique repose sur la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique des Ătats membres et privilĂ©gie le consensus (ou l’unanimitĂ© dans les domaines sensibles) pour respecter les souverainetĂ©s nationales.
L’histoire montre une oscillation permanente entre ces deux pĂŽles. AprĂšs une phase supranationale forte dans les annĂ©es 1950, la crise de la chaise vide (1965) a renforcĂ© l’intergouvernementalisme. L’Acte unique (1986) et Maastricht (1992) ont relancĂ© la dynamique supranationale, notamment via la montĂ©e en puissance du Parlement. Plus rĂ©cemment, la gestion des crises (depuis 2010) a redonnĂ© un rĂŽle central au Conseil europĂ©en, au risque de marginaliser parfois la mĂ©thode communautaire.
Cet Ă©quilibre complexe est Ă la fois la force et la faiblesse de l’UE. Il permet de respecter la diversitĂ© des Ătats membres tout en assurant l’unitĂ© nĂ©cessaire pour agir. Mais il rend la prise de dĂ©cision lente, complexe, et souvent basĂ©e sur le plus petit dĂ©nominateur commun. Il rend aussi le systĂšme difficile Ă lire pour les citoyens.
đ§âđ« Les enjeux de transparence et de pĂ©dagogie pour les citoyens
L’un des principaux dĂ©fis pour l’avenir de l’UE est celui de sa lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. MalgrĂ© le renforcement considĂ©rable des pouvoirs du Parlement europĂ©en, le sentiment de dĂ©ficit dĂ©mocratique persiste. La complexitĂ© du systĂšme institutionnel et le manque de transparence de certaines nĂ©gociations (notamment au Conseil et lors des trilogues) alimentent la mĂ©fiance des citoyens et le discours eurosceptique.
Pour rĂ©pondre Ă ce dĂ©fi, l’UE doit impĂ©rativement poursuivre ses efforts de pĂ©dagogie et de transparence. Expliquer clairement comment se fabrique la loi en Europe, qui est responsable de quoi (la question de la redevabilitĂ©), et quel est l’impact concret des dĂ©cisions europĂ©ennes sur le quotidien des citoyens est essentiel pour rĂ©duire la distance perçue avec « Bruxelles ».
Le dĂ©veloppement d’un vĂ©ritable espace public europĂ©en, oĂč les dĂ©bats politiques transcendent les frontiĂšres nationales, est Ă©galement crucial. Les Ă©lections europĂ©ennes devraient ĂȘtre l’occasion de dĂ©battre de choix europĂ©ens clairs, plutĂŽt que d’ĂȘtre dominĂ©es par des enjeux nationaux. Les initiatives de dĂ©mocratie participative, comme l’Initiative Citoyenne EuropĂ©enne ou la ConfĂ©rence sur l’avenir de l’Europe, doivent ĂȘtre encouragĂ©es et suivies d’effets concrets pour impliquer davantage les citoyens dans la dĂ©finition du projet europĂ©en.
đź Perspectives d’avenir : rĂ©former l’UE pour les prochains Ă©largissements et les dĂ©fis gĂ©opolitiques
L’Union europĂ©enne se trouve aujourd’hui Ă la croisĂ©e des chemins. Les dĂ©fis internes (montĂ©e des populismes, respect de l’Ătat de droit) et surtout externes (guerre en Ukraine, rivalitĂ© gĂ©opolitique sino-amĂ©ricaine, urgence climatique, rĂ©volution numĂ©rique) imposent de nouvelles rĂ©flexions sur son fonctionnement institutionnel et sa capacitĂ© d’action.
La perspective de nouveaux Ă©largissements (Ukraine, Moldavie, Balkans occidentaux) rend la rĂ©forme institutionnelle urgente et indispensable. Une UE Ă plus de 30 membres ne pourra tout simplement pas fonctionner efficacement avec les rĂšgles actuelles. La question centrale est celle de la rĂšgle de l’unanimitĂ© dans certains domaines clĂ©s (politique Ă©trangĂšre, fiscalitĂ©). L’abandon de l’unanimitĂ© est un dĂ©bat rĂ©current pour renforcer la capacitĂ© gĂ©opolitique de l’UE et Ă©viter les blocages (par exemple face Ă la Russie ou la Chine), mais il se heurte aux rĂ©sistances de nombreux Ătats membres attachĂ©s Ă leur droit de veto.
Plusieurs scĂ©narios sont sur la table pour l’avenir institutionnel de l’UE. Une intĂ©gration renforcĂ©e vers plus de fĂ©dĂ©ralisme pour un noyau dur de pays (notamment ceux de la zone euro) ? Ou une Europe diffĂ©renciĂ©e (« à plusieurs vitesses » ou « en cercles concentriques »), oĂč des groupes d’Ătats avancent plus vite que d’autres sur certains sujets ? Le risque de fragmentation ou de dilution du projet politique ne peut ĂȘtre exclu si l’UE ne parvient pas Ă rĂ©former ses institutions pour concilier Ă©largissement et approfondissement.
En conclusion, l’histoire des institutions europĂ©ennes nous enseigne que la construction europĂ©enne est un processus dynamique, inachevĂ© et conflictuel. Comprendre ses rouages complexes est essentiel pour tout citoyen souhaitant peser sur les choix dĂ©cisifs qui façonneront l’Europe de demain. Le projet europĂ©en reste une aventure politique fascinante, une tentative unique de bĂątir l’unitĂ© dans la diversitĂ© Ă l’Ă©chelle d’un continent.
đ§ Ă retenir sur l’histoire des institutions europĂ©ennes
- LâUE est nĂ©e aprĂšs la Seconde Guerre mondiale pour garantir la paix, via la CECA (1951) qui a créé le premier triangle institutionnel supranational, suivant la mĂ©thode des « petits pas » de Jean Monnet.
- Les Traités de Rome (1957) ont créé la CEE (marché commun), marquant un équilibre entre logique supranationale (Commission qui propose) et intergouvernementale (Conseil qui décide).
- LâĂ©volution a Ă©tĂ© marquĂ©e par des crises (crise de la chaise vide en 1965 renforçant le droit de veto) et des avancĂ©es clĂ©s comme lâĂ©lection du Parlement europĂ©en au suffrage universel direct (1979) et lâActe unique (1986) qui a relancĂ© le vote Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e.
- Le TraitĂ© de Maastricht (1992) a créé lâUE, lancĂ© lâeuro (et la BCE) et introduit la procĂ©dure de co-dĂ©cision, renforçant considĂ©rablement le pouvoir lĂ©gislatif du Parlement europĂ©en.
- Le TraitĂ© de Lisbonne (2009) rĂ©git lâUE actuelle : il a gĂ©nĂ©ralisĂ© la co-dĂ©cision (procĂ©dure lĂ©gislative ordinaire), créé le PrĂ©sident stable du Conseil europĂ©en et renforcĂ© lâefficacitĂ© dĂ©cisionnelle, tout en faisant face aux dĂ©fis persistants du dĂ©ficit dĂ©mocratique.
â FAQ : Questions frĂ©quentes sur l’histoire des institutions europĂ©ennes
Quelle est la différence entre supranational et intergouvernemental ?
Ce sont deux modes de fonctionnement clĂ©s dans l’UE. Lâapproche intergouvernementale signifie que les Ătats coopĂšrent mais gardent le contrĂŽle total : les dĂ©cisions sont prises Ă lâunanimitĂ© (chacun a un droit de veto). Le Conseil europĂ©en fonctionne ainsi. Lâapproche supranationale (ou mĂ©thode communautaire) signifie que les Ătats transfĂšrent une partie de leur souverainetĂ© Ă des institutions indĂ©pendantes (comme la Commission ou la BCE). Les dĂ©cisions peuvent ĂȘtre prises Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e, sâimposant mĂȘme aux Ătats minoritaires. Le processus lĂ©gislatif de lâUE est aujourd’hui majoritairement supranational.
Pourquoi le Parlement européen a-t-il mis si longtemps à avoir du pouvoir ?
Au dĂ©part (annĂ©es 1950), les Ătats membres se mĂ©fiaient d’une assemblĂ©e puissante qui pourrait leur imposer des dĂ©cisions. Le Parlement avait un rĂŽle purement consultatif. Câest progressivement qu’il a conquis le pouvoir. D’abord, son Ă©lection au suffrage universel direct en 1979 lui a donnĂ© une lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. Ensuite, les traitĂ©s successifs (Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Lisbonne) ont introduit et Ă©tendu la procĂ©dure de co-dĂ©cision. Aujourdâhui, il est co-lĂ©gislateur Ă Ă©galitĂ© avec le Conseil dans la plupart des domaines.
Quelle a Ă©tĂ© la crise institutionnelle la plus grave de lâUE ?
Plusieurs crises ont marquĂ© lâhistoire de lâUE. La crise de la chaise vide (1965-1966), provoquĂ©e par la France de De Gaulle, a Ă©tĂ© trĂšs grave car elle a bloquĂ© le fonctionnement de la CEE pendant des mois et a durablement freinĂ© la logique supranationale en restaurant le droit de veto de facto (Compromis de Luxembourg). Le rejet du projet de Constitution europĂ©enne en 2005 a aussi plongĂ© lâUE dans une crise dâidentitĂ© profonde. Plus rĂ©cemment, la crise de la dette souveraine (2010-2012) a menacĂ© l’existence mĂȘme de la zone euro.
Quelle est la diffĂ©rence entre le Conseil europĂ©en et le Conseil de lâUE ?
Câest une confusion frĂ©quente, mais la diffĂ©rence est importante. Le Conseil europĂ©en rĂ©unit les chefs dâĂtat et de gouvernement (les prĂ©sidents ou premiers ministres). Câest le sommet politique qui fixe les grandes orientations stratĂ©giques de lâUE, par consensus. Le Conseil de lâUE (ou Conseil des ministres) rĂ©unit les ministres spĂ©cialisĂ©s des Ătats membres. Câest un organe lĂ©gislatif qui vote les lois europĂ©ennes avec le Parlement, gĂ©nĂ©ralement Ă la majoritĂ© qualifiĂ©e. Pour en savoir plus, consultez notre article sur le fonctionnement du Conseil europĂ©en et du Conseil de l’UE.
Le Traité de Lisbonne est-il la « Constitution européenne » ?
Non, pas exactement. Le projet de Constitution europĂ©enne a Ă©tĂ© rejetĂ© en 2005. Le TraitĂ© de Lisbonne (2009) est un traitĂ© modificatif classique qui reprend l’essentiel des innovations institutionnelles du projet de Constitution (renforcement du Parlement, PrĂ©sident stable du Conseil europĂ©en, etc.), mais sans le nom de « Constitution » ni les symboles fĂ©dĂ©raux officiels. C’est le cadre juridique actuel de l’UE, mais il ne remplace pas les traitĂ©s fondateurs (TUE et TFUE), il les amende.
